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effort pour extirper ou dénaturer. Comment s’étonner après cela que ces hommes s’attachent à ce monument vivant et populaire qui seul représente tous les autres et les supplée ? Comment s’étonner s’ils s’obstinent à le purifier de toute souillure étrangère, si dans ce travail ils mettent une sorte de superstition passionnée, si chaque mot slave, ou russe, ou autrichien, rejeté, leur parait un présage de victoire ; si chaque mot indigène retrouvé dans la bouche du peuple leur semble une conquête ; si la haine, le mépris, le dégoût, l’exécration, longtemps accumulés, qui ne peuvent éclater contre l’ennemi séculaire, encore présent ou menaçant, se tournent au moins contre les mots, les syllabes, les tours, les paroles, les lettres même dont le Barbare a déshonoré et infesté l’idiome natal ? Est-il étrange que des hommes si longtemps bâillonnés, étouffés, rejettent comme autant de stigmates de la servitude le vocabulaire imposé par les invasions, et bannissent jusqu’à l’accent même des oppresseurs ? Quand même ils iraient trop loin dans cette aversion pour les restes du langage de l’ennemi, qui pourrait les blâmer ?

Ils ont tout à faire. Sans doute la première nécessité est de se retrouver soi-même.

Nul d’entre eux ne suppose que leurs ancêtres, comme l’ont prétendu quelques savans, aient appris lentement et par degrés le latin avec la langue du pouvoir. Tous répètent instinctivement qu’ils ont toujours su la langue de Rome, qu’ils l’ont apportée avec eux et non pas apprise d’un maître, en quoi leur instinct est plus d’accord avec la vérité que ne l’étaient nos systèmes. Indépendamment de tout autre témoignage, quand même les historiens n’eussent rien dit de la multitude infinie[1] des laboureurs latins transportés dans la Dacie déserte, quand même la colonne Trajane ne subsisterait pas, la langue des Moldo-Valaques, telle qu’ils la parlent aujourd’hui, prouverait irrésistiblement qu’une vaste colonie a été fondée dans la contrée, et que la Roumanie a commencé par une émigration romaine. Il a fallu qu’un noyau de population latine fût profondément implanté dans le sol pour n’avoir pu être déraciné par les invasions qui n’ont plus cessé de le fouler. En examinant de plus près la constitution de cette langue, on trouverait que la population primitive des Daces a dû être frappée par quelque catastrophe inconnue, puisqu’elle a laissé un si petit nombre d’élémens ; qu’au contraire la masse romaine a dû être dès le commencement maîtresse absolue, puisqu’elle s’est si fortement, si invinciblement établie en Orient, dans le cœur même de cet idiome ; qu’au contraire les Slaves, les Serbes, n’ont dû se répandre que comme des alluvions tardives,

  1. Ex toto orbe romano, infinitas copias hominum transtulerat ad agros et urbes colendas. — Eutrope, VIII, 6.