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moins il eût ajouté un chapitre à l’Essai sur les Mœurs des nations et aux Histoires de Charles XII et de Pierre Ier. En conduisant ses héros dans la Bessarabie et sur le Pruth, il n’eût pu se défendre de peindre ces provinces et de marquer d’un trait la condition des fils de Romulus soumis aux avanies d’un descendant d’Alcibiade, sous le cimeterre d’un sultan turc. Quant à Buffon, il ne se fût pas borné à dire que l’aurochs des Carpathes revit dans les armes de la Moldavie. Il eût voulu décrire ces Carpathes, dernier refuge des espèces animales et des races humaines auxquelles toutes les autres ont déclaré la guerre. On eût vu, de manière à ne pas l’oublier, le tableau de ces montagnes ardues, hérissées de forêts, coupées de torrens qui ne tarissent jamais, où l’aurochs proscrit, menacé de disparaître du règne animal, vient dérober sa tête dans le même temps que la nation dace, puis la nation roumaine, toutes deux proscrites comme lui, vont chercher auprès de lui, dans les mêmes lieux sauvages, une retraite assurée contre les menaces d’extermination que leur jette de toutes parts le monde civil.

Par malheur, l’Occident avait perdu au XVIIIe siècle jusqu’à la dernière trace des populations du Bas-Danube. Le plus savant de nos géographes, le sage d’Anville, fut, il semble, le seul qui vit clair dans cette question. Il fit mieux, il dit très nettement que « le langage actuel de la nation valake est foncièrement un dialecte de la langue latine ; » mais ses deux mémoires, si neufs, si judicieux, ne furent relevés par personne. Si vous voulez vous en assurer, jetez les yeux sur l’Histoire de la Décadence de l’Empire romain, par Gibbon. Il s’est donné pour tâche de rechercher, de suivre, de découvrir les derniers vestiges du peuple-roi, même sous les formes les plus défigurées. Son récit ramène forcément à diverses reprises les Moldaves, les Valaques ; il va jusqu’à citer d’anciennes histoires byzantines qui témoignent de leur descendance italienne, et sans discuter ces témoignages, sans même y faire la moindre allusion, il continue de jeter la race roumaine dans la fosse commune des Slaves, des Bulgares, des Albanais. Il rencontre le héros de la nationalité moldave, Étienne le Grand ; il en fait un Slave. Tous les actes glorieux d’une race d’hommes sont attribués à ses plus grands ennemis. Pour elle, son nom n’est pas même prononcé : excès de confusion qui est en même temps l’excès de l’injustice. C’est un des honneurs réservés à notre temps de remettre l’ordre dans ce chaos ; sans doute ici, comme en d’autres circonstances semblables, le premier pas pour ramener la justice dans les choses vivantes sera de replacer la justice dans l’histoire.

Oubliés ou méconnus par les écrivains, il restait aux Roumains une plus dure épreuve à traverser. Lorsqu’au commencement de ce