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REVUE DES DEUX MONDES.

— Eh ! bien, où prenez-vous le droit de juger si sévèrement votre prochain ?

— Je ne reconnais pas Mme de Palme pour mon prochain.

— C’est commode. Mme de Palme, monsieur, a été mal élevée, mal mariée et toujours gâtée ; mais, croyez-moi, c’est un vrai diamant dans sa gangue.

— Je ne vois que la gangue.

— Et soyez sûr qu’il ne lui faut qu’un bon ouvrier, j’entends un bon mari, qui sache le tailler et le polir.

— Permettez-moi de plaindre ce futur lapidaire.

Mme de Malouet agita son pied sur le tapis, et laissa voir quelques autres signes d’impatience, que je ne sus d’abord comment interpréter, car elle n’a jamais d’humeur ; mais soudain une pensée, que je crus lumineuse, me traversa l’esprit : je ne doutai pas que je n’eusse enfin découvert le côté faible et l’unique défaut de cette charmante vieille femme. Elle était possédée de la manie de faire des mariages, et dans son désir chrétien d’arracher la petite comtesse à l’abîme de perdition, elle méditait secrètement de m’y précipiter avec elle, quoique indigne. Pénétré de cette conviction modeste, je me tins sur une défensive qui me semble, à l’heure qu’il est, d’un beau ridicule.

— Mon Dieu ! dit Mme de Malouet, parce que vous doutez de sa littérature !…

— Je ne doute pas de sa littérature, dis-je : je doute qu’elle sache lire.

— Mais enfin, sérieusement, que lui reprochez-vous, voyons ? reprit Mme de Malouet d’une voix singulièrement émue.

Je voulus démolir d’un seul coup le rêve matrimonial dont je supposais que se berçait la marquise. — Je lui reproche, répondis-je, de donner au monde le spectacle, souverainement irritant même pour un profane comme moi, de la nullité triomphante et du vice superbe. Je ne vaux pas grand’chose, c’est vrai, et je n’ai point le droit de juger, mais il y a en moi, comme dans tout public de théâtre, un fonds de raison et de moralité qui se soulève en face des personnages complètement dénués de bon sens ou de vertu, et qui ne veut pas qu’ils triomphent.

L’agitation de la vieille dame redoubla : — Pensez-vous que je la recevrais, si elle méritait toutes les pierres que la calomnie lui jette ?

— Je pense qu’il vous est impossible de croire au mal.

— Bah ! je vous assure que vous ne faites pas ici preuve de pénétration. Ces histoires d’amour qu’on lui prête… ça lui ressemble si peu ! C’est une enfant qui ne sait pas seulement ce que c’est que d’aimer !