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d’humilité. Sa généalogie, son assiduité aux églises, et ses pèlerinages annuels auprès d’un illustre exilé (qui probablement se passerait fort de voir ce visage) inspirent à cette fée une si haute idée d’elle-même et un si profond mépris pour son prochain, qu’elle en est véritablement insociable. Elle demeure sans cesse absorbée, avec une physionomie de relique, dans le culte de lâtrie qu’elle croit se devoir à elle-même. Elle ne daigne parler qu’à Dieu, et il faut que Dieu soit vraiment le bon Dieu s’il l’écoute.

Sous le patronage nominal de cette duègne mystique, la petite comtesse jouit d’une indépendance absolue dont elle use à outrance. Après avoir passé l’hiver à Paris, où elle crève régulièrement deux chevaux et un cocher par mois pour se donner le plaisir de faire un tour de valse chaque soir dans une demi-douzaine de bals différens, Mme de Palme sent le besoin de goûter la paix des champs. Elle arrive chez sa tante, elle saute sur un cheval et part au galop. Peu lui importe où elle va, pourvu qu’elle aille. Le plus souvent elle vient au château de Malouet, où l’excellente maîtresse du logis lui témoigne une prédilection que je ne m’explique pas. Familière avec les hommes, impertinente avec les femmes, la petite comtesse offre une large prise aux hommages les plus indiscrets des uns, à la haine jalouse des autres. Indifférente aux outrages de l’opinion, elle semble respirer volontiers l’encens le plus grossier de la galanterie ; mais ce qu’il lui faut avant tout, c’est le bruit, le mouvement, le tourbillon, le plaisir mondain poussé jusqu’à sa fougue la plus extrême et la plus étourdissante ; ce qu’il lui faut chaque matin, chaque soir et chaque nuit, c’est une chasse à toute volée qu’elle dirige avec frénésie, un lansquenet d’enfer où elle fasse sauter la banque, un cotillon échevelé qu’elle mène jusqu’à l’aurore. Un seul temps d’arrêt, une minute de repos, de recueillement, de réflexion, — dont elle est d’ailleurs incapable, — la tuerait. Jamais existence ne fut à la fois plus remplie et plus vide, jamais activité plus incessante et plus stérile.

C’est ainsi qu’elle traverse la vie à la hâte et sans débrider, gracieuse, insouciante, affairée et ignorante, comme son cheval. Quand elle touchera le poteau fatal, cette femme tombera du néant de son agitation dans le néant du repos éternel, sans que jamais l’ombre d’une idée sérieuse, la notion la plus faible du devoir, le nuage le plus léger d’une pensée digne d’un être humain, aient effleuré, même en rêve, le cerveau étroit que recouvre son front pur, souriant et stupide. On pourrait dire que la mort, à quelque âge qu’elle doive la surprendre, trouvera la petite comtesse telle qu’elle sortit du berceau, s’il était permis de penser qu’elle en a retenu l’innocence comme elle en a gardé la profonde puérilité.