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question débattue devant ce sombre tribunal est celle-ci : Les prodiges accomplis par l’accusée au profit du parti armagnac viennent-ils du ciel ou de l’enfer ? Or quel autre verdict qu’un verdict de condamnation les Bourguignons pouvaient-ils rendre sur ce point-là ? Ceux-ci se firent les instrumens d’une vengeance qui servait leurs propres passions, et la mort de Jeanne d’Arc ne fut pas moins le crime de l’esprit de parti que le crime de l’étranger.

D’ailleurs la vierge appelée à sauver le pays perdu par une femme devait être un holocauste encore plus qu’une triomphatrice, et les flammes du bûcher devenaient l’auréole nécessaire de sa couronne. Jeanne avait toujours eu la conscience de l’épreuve suprême qui l’attendait. Sans avoir jamais reçu de ses voix de révélation précise ni sur la date, ni sur le genre de sa mort, et tout en se rattachant à l’existence avec la vigueur d’une forte nature, elle soupçonnait qu’elle ne durerait guère, et conseillait sans cesse à ses partisans d’user vite et beaucoup de son secours, que le ciel ne tarderait pas à leur ôter. Ce contraste entre l’attachement à la vie d’une belle jeune fille, sacrée par la gloire et par l’amour d’un peuple, et sa résignation dans des épreuves dépassant la limite des forces humaines, cette lutte continue entre la femme et la sainte, qui commence dans une chaumière pour finir dans un cachot, répand autour de la physionomie de Jeanne d’Arc une atmosphère d’inexprimable mélancolie ; c’est à traversées nuages que le nimbe radieux resplendit sur son front.

La mission de Jeanne eut deux caractères principaux : elle fut grande au point d’embrasser le plus lointain avenir de sa patrie ; elle fut manifeste au point de terrasser par son évidence quiconque prendrait la peine d’y regarder. Cette mission fut grande, car si au XVe siècle Jeanne n’avait pas été envoyée, le monde moderne aurait changé de face, et la dictature morale de l’Europe, exercée deux siècles plus tard par la France, aurait passé à l’Angleterre. En délivrant Orléans et en menant le roi à Reims, Jeanne avait réalisé un prodige aussi manifeste dans l’ordre politique que l’eût été dans l’ordre naturel la résurrection d’un mort ou du moins la soudaine guérison d’un malade désespéré. Bien que les épreuves des derniers mois de sa carrière et la déplorable issue de la plupart des entreprises où elle restait engagée sans les avoir conseillées, surtout sans les conduire, eussent affaibli au sein du parti royaliste l’ardente foi par laquelle s’étaient accomplis tant de miracles, ce fut par Jeanne d’Arc et par elle seule que s’opéra comme une conséquence de son œuvre, la délivrance finale du royaume. Lorsque, six ans après la catastrophe de Rouen[1], Charles VII entrait dans Paris, qu’il n’avait

  1. 13 novembre 1437.