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pas de décliner la responsabilité, on la dirait rejetée de Dieu et des hommes comme un instrument usé et compromis.

Le contraste si soudain de ces deux fortunes n’a rien d’obscur pour l’histoire. Il semblerait toutefois plus facile de l’expliquer encore en se plaçant un moment dans l’ordre mystique où vivait la pucelle. Le secours envoyé au roi de France ne pouvait être efficace qu’autant que ce prince y correspondrait spontanément par sa foi ; si abondante et si extraordinaire que soit la grâce, elle ne saurait agir que dans la mesure où l’homme l’accepte, et concourt à son action par l’usage de sa liberté. Or cette acceptation avait été pleine et entière à Orléans, elle avait été incomplète mais suffisante jusqu’à Reims, elle devint nulle de Reims à Paris. La puissance de la pucelle, tout en demeurant dans sa plénitude, fut donc paralysée dans ses effets par la résistance du scepticisme et par des antipathies rendues plus vives de jour en jour par les succès de Jeanne, et qui avaient fini par devenir implacables comme la vengeance.

Du mois de juillet 1429 au mois de mai 1430, la vie de Jeanne d’Arc ne fut qu’une lutte désespérée contre les mauvais vouloirs des chefs du gouvernement et de quelques chefs de l’armée. De Reims elle veut diriger celle-ci sur Paris, se portant garante que le roi entrera dans sa capitale sans résistance ; mais cet avis n’est point suivi, et de Soissons l’armée se détourne sur Château-Thierry pour gagner Bray-sur-Seine. Dévoués à Jeanne, les soldats exigent qu’on reprenne la route de Paris, mais les politiques trouvent plus sûr d’y pénétrer par transaction que par assaut ; l’on conclut donc avec le duc de Bourgogne une trêve que Jeanne refuse un moment pour son compte de reconnaître, et que le duc ne tarde pas à violer audacieusement. Il faut bien alors se résoudre à attaquer Paris ; mais les moyens de la défense ont décuplé, et la ville est devenue inexpugnable. Un premier assaut est repoussé, Jeanne y reçoit une blessure grave. Elle se relève pourtant, l’œil inspiré et la parole sublime ; elle affirme que ses voix lui garantissent le succès immédiat de l’attaque si l’on consent à la reprendre. Pour toute réponse, le sire de Gaucourt la fait mettre de force sur un cheval et reconduire au camp pendant qu’il ordonne de sonner la retraite[1].

À partir de ce jour, Jeanne ne fut plus au sein de l’armée royale qu’un embarras dont on aspirait à se dégager, parce qu’on redoutait son influence sur le peuple, quelque scrupule qu’elle se fît d’en user jamais contre son roi. Les préventions et les haines se cachèrent sous des honneurs dérisoires, et il devint impossible de méconnaître le parti pris de tenir la pucelle en dehors de toutes choses, tout en continuant de s’en servir et de la compromettre dans des

  1. ) Chronique de Perceval de Caigny, t. IV, p. 24, 26.