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fortune[1]. Peu de temps s’était écoulé depuis que le monarque avait ouvert son âme devant Dieu, et l’on peut juger de son émotion en entendant Jeanne lui dire à voix basse ces propres paroles, attestées en justice par l’homme qui l’avait le mieux connue : « Je viens vous dire de la part de Messire que vous êtes vrai héritier de France et fils du roi, et qu’il m’envoie pour vous conduire à Reims, où vous recevrez votre sacre[2]. »

La nature de ce secret explique la persévérance avec laquelle Jeanne refusa de le divulguer à Rouen devant les juges qui auraient pu tirer un si dangereux parti des incertitudes du monarque. Poursuivie avec acharnement sur ce point-là, l’accusée a recours aux allégories parfois les plus étranges pour concilier son profond respect pour le roi avec celui dont elle ne se départ jamais pour la vérité. Tantôt elle a déposé elle-même une couronne d’or sur la tête de Charles VII, tantôt un ange descendu du ciel est venu ceindre son front d’un diadème lumineux[3]. Il y a dans cette partie des interrogatoires des embarras et des réticences sans mensonge. La paysanne envoyée vers le roi pour rasséréner son âme pouvait à bon droit se dire une messagère du ciel, car depuis le jour où, sous l’arbre de Membré, des anges annonçaient au père d’un grand peuple les bénédictions promises à sa race, il n’y eut peut-être rien de plus saisissant sur la terre que le spectacle de cette vierge de dix-sept ans, venant au nom du Dieu de saint Louis réconforter le cœur de son héritier, en interposant sa parole entre les déréglemens d’une mère et les perplexités d’un fils.

L’esprit dégagé d’un poids terrible, le cœur joyeux et la mine plus fière, Charles accueillit la jeune fille, et l’admit à suivre sa cour, mais sans statuer encore sur la convenance d’utiliser ses services, tant cette matière soulevait de difficultés, pour ne pas dire de problèmes. La déposition du duc d’Alençon décrit les chevaleresques promenades dans lesquelles paraissait Jeanne sur le beau cheval donné par ce prince, dans un appareil aussi gracieux que militaire. Celles de Louis de Contes, son page, et de son intendant d’Aulon laissent deviner toute la liberté de son esprit et l’élégance de sa personne, au début de cette vie dans laquelle elle s’engageait avec autant de dignité que de calme ; elles constatent en même temps ce qu’il y avait de fort dans une piété qui, loin de s’affaiblir au milieu des agitations d’un camp, suggérait à la jeune fille des austérités

  1. La confidence du roi au sire de Boisy, son chambellan, fut répétée par celui-ci dans sa vieillesse à Pierre de Sala, l’auteur de l’écrit intitulé Hardiesses des rois et empereurs, manuscrit de la Bibliothèque impériale, fragment publié par M. Quicherat, t. IV, p. 277.
  2. Déposition du frère Jean Pasquerel, Proc. de réhab., t. III, p. 103.
  3. Interrogatoire de la pucelle, Proc. de condamn., t. Ier, p. 91.