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pouvait rien touchant les intérêts et les affaires des autres princes. Il paraît toutefois qu’elle ne quitta pas Nanci sans donner au duc des conseils chrétiens et quelque peu hardis, puisque le premier fut de mieux vivre avec la princesse son épouse, qu’il avait abandonnée ; puis elle retourna à Vaucouleurs, où l’opinion lui prêtait une force sans cesse croissante, et à laquelle céda probablement Robert de Baudricourt. Les documens établissent que, dans tous les rangs de la société, beaucoup croyaient déjà à ses paroles, et que, dès son retour dans leur ville, les habitans se cotisèrent pour lui fournir un équipage convenable au début de sa grande entreprise[1].

Parmi les plus ardens promoteurs de la mission de Jeanne d’Arc, on remarquait deux jeunes gentilshommes qui, par une confiance sublime, jouèrent, leur vie et leur fortune sur la parole de cette enfant. Jean de Metz et Bertrand de Poulengy l’avaient vue arriver pauvre et inconnue ; ils avaient été admis à l’entendre, et bientôt la jeune fille avait triomphé de leurs doutes par son inspiration surhumaine et son adorable simplicité. « Il faut qu’avant la mi-carême j’aille vers le dauphin, leur disait-elle avec une conviction calme et une douce mélancolie, quand je devrais y user mes jambes jusqu’aux genoux. Il n’est personne, en ce monde qui puisse lui rendre le royaume de France, ni rois, ni princes, ni fille du roi d’Ecosse ; il n’a rien à attendre que de moi seule, quoique j’aimasse bien mieux filer près de ma pauvre mère, car de telles choses ne vont pas à des personnes de ma condition ; mais il faut que je parte, et j’arriverai, car mon Seigneur veut que les choses soient ainsi[2]. »

Devant ces paroles, les hésitations des chevaliers se dissipèrent comme les nuages aux rayons d’un ardent soleil, et, mettant leur main dans celle de Jeanne, ils lui engagèrent leur foi, jurant de la mener eux-mêmes vers le roi, sous la conduite de Dieu, afin que le bras qui tenait encore la quenouille la quittât pour prendre l’épée destinée à sauver la France.

Ce fut l’heure solennelle où Jeanne, délaissant pour jamais la robe brunâtre apportée du village et bien souvent décrite dans l’enquête, revêtit l’habit d’homme qu’aucune puissance humaine ne put désormais lui faire abandonner. On sait avec quelle ténacité elle porta ce vêtement, persévérance devenue jusqu’au dernier jour du procès le principal grief de ses accusateurs. On n’ignore pas, qu’elle le défendit au prix de sa vie, comme si ses célestes conseillers lui avaient ôté

  1. « Et dum reversi fuerunt, aliqui habitatores dictœ villae fuerunt sibi fieri tunicam, caligam, ocreas, calcaria, ensem et similia, et habitatores emerunt sibi unum equum. » (Déposition de Catherine Le Royer.)
  2. Déposition de Jean de Novelompont, dit de Metz, et de Bertrand de Poulengy. Procès de réhabilitation, t. II, p. 435 et 454.