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LA PETITE COMTESSE.

(des Deux-Sèvres) : elle me dérange, je la gêne, et nous nous sourions agréablement.

Voilà comme se passe en général le milieu du jour. Le matin, je me promène à cheval avec le marquis, qui veut bien m’épargner la cohue des grands carrousels. Le soir, je joue le whist, puis je cause avec les dames, et j’essaie de me défaire à leurs pieds de ma réputation et de ma peau d’ours, car aucune originalité ne me plaît en moi, et celle-là moins qu’une autre. Il y a dans le caractère sérieux, poussé jusqu’à la raideur et jusqu’à la mauvaise grâce vis-à-vis des femmes, quelque chose de cuistre qui messied aux plus grands talens et qui ridiculise les petits. Je me retire ensuite, et je travaille assez tard dans la bibliothèque. C’est un bon moment.

La société habituelle du château se compose des hôtes du marquis, qui sont toujours nombreux dans cette saison, et de quelques personnes des environs. Ce grand train de maison a surtout pour objet de fêter la fille unique de M. de Malouet, qui vient chaque année passer l’automne dans sa famille. C’est une personne d’une beauté sculpturale, qui s’amuse avec une dignité de reine, et qui communique avec les mortels par des monosyllabes dédaigneux, prononcés d’une voix de basse profonde. Elle a épousé, il y a une douzaine d’années, un Anglais attaché au corps diplomatique, lord A…, personnage également beau et également impassible. Il adresse par intervalle à sa femme un monosyllabe anglais, auquel elle répond imperturbablement par un monosyllabe français. Cependant trois petits lords, dignes du pinceau de Lawrence, rôdent majestueusement autour de ce couple olympien, attestant entre les deux nations une secrète intelligence qui se dérobe au vulgaire.

Un couple à peine moins remarquable nous arrive chaque jour d’un château voisin. Le mari est un M. de Breuilly, ancien garde-du-corps et ami de cœur du marquis. C’est un vieillard fort vif, encore beau cavalier, et qui porte un chapeau trop petit sur des cheveux gris coupés en brosse. Il a le travers, peut-être naturel, de scander ses mots, et de parler avec une lenteur qui semble affectée. Il serait d’ailleurs fort aimable, s’il n’avait l’esprit constamment torturé par une ardente jalousie, et par une crainte non moins ardente de laisser voir sa faiblesse, qui toutefois crève les yeux de tout le monde. On s’explique mal comment, avec de pareilles dispositions et beaucoup de bon sens, il a commis la faute d’épouser à cinquante-cinq ans une femme jeune, jolie, et créole, je crois, par-dessus le marché.

— M. de Breuilly ! dit le marquis, lorsqu’il me présenta au pointilleux gentilhomme, — mon meilleur ami, qui sera infailliblement le vôtre, et qui, tout aussi infailliblement, vous coupera la gorge si