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honte de l’isolement hargneux où elle s’enferme. Toute cette peinture est pleine de détails charmans. On dirait la fête du travail. Je signale le rôle d’Anschel, son courage, son activité, la délicatesse exquise avec laquelle il prend le gouvernement moral de la maison. Lorsque Nachime, avec son entêtement judaïque, refuse de participer aux travaux de cette vie nouvelle, c’est Anschel qui la décide un jour à quitter sa chambre et la conduit dans le champ qu’ils ont semé. Quelle douce matinée de juin ! les blés sont sur pied, et Tillé, couronnée de bluets, bondit comme un jeune faon. Anschel a foi dans la terre, il a foi dans le sillon qui fume et dans les saintes émanations qui s’en exhalent. Cette foi est l’âme du livre, et jette un reflet de l’antique poésie sur ces choses familières. M. Kompert a souvent dans son style une sorte d’emphase provinciale, particulière aux écrivains de l’Autriche. Ici il est simple, et le tableau est charmant. Les muses rustiques ont passé par là, gaudentes rure Camœnœ. Je signale encore la scène qui couronne tant de gracieux épisodes. Avec quelle joie, avec quelle fierté le disciple de Wojtêch amène à la maison la première charrette chargée d’un monceau de gerbes ! Dieu a béni le courage et la persévérance d’Anschel ; il n’y a pas dans tout le village une seule récolte qui vaille celle de Rebb Schlome. Depuis plusieurs jours déjà, les moissonneurs sont à l’ouvrage. La charrette va et vient du champ à la maison, de la maison au champ ; la grange est pleine, et la charrette arrive toujours avec les gerbes d’or. Vivantes peintures qui eussent enchanté Léopold Robert !

Ce n’est pas tout : ces peintures sont intimement liées à l’histoire d’une âme, au tableau d’une famille, à une grande question d’humanité et de droit social. Il faut bien enfin que la compagne de Rebb Schlome sente fléchir ses rancunes ; les leçons détournées que lui donne son fils Anschel, les conseils directs de cette terre où fructifie la sueur de ses enfans, tout cela finit par triompher de l’obstination de Nachime. La mort d’Élie, rapprochant le père et la mère dans une douleur commune, est le dernier coup qui achève cette guérison désirée. J’ai dit que cette mort subite du jeune rabbin était un incident que rien n’amène et ne justifie ; l’auteur rachète du moins sa faute par les belles conséquences qu’il en tire. Chose étrange ! Rebb Schlome a été si longtemps tourmenté par les reproches et l’opposition de Nachime, que sa conscience en est troublée. Il commence à croire qu’il a été coupable, qu’il n’aurait pas dû contraindre sa famille à ce changement d’existence, que la mort de son enfant est la punition de sa dureté, et c’est précisément cette mort d’Elie qui va convertir Nachime et vaincre ses dernières résistances. Écoutez Rebb Schlome, il vient de conduire le corps d’Élie au cimetière israélite d’une commune des environs.