Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/302

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce me semble, un tableau fait de main de maître. La bonne résolution d’Anschel a trouvé sa récompense. Il n’a pas seulement entr’ouvert le sein de la terre, il a touché le cœur de ce farouche personnage que toute la maison redoute comme un ennemi d’Israël. Le Juif maudit est réhabilité par le valet de charrue, et certes, quand on a vu Wojtêch à l’œuvre, on sait que cette réhabilitation en vaut bien d’autres. Il y a une inspiration biblique et moderne à la fois dans cette scène familièrement majestueuse. L’auteur de Jocelyn, dans son épisode des laboureurs, a magnifiquement décrit la vertu du travail et les champs fécondés par la sainte sueur humaine. J’aperçois ici quelque chose de plus encore : les bénédictions descendent du haut du ciel sur ces sillons fraîchement remués, où deux cœurs viennent de s’unir malgré les préjugés et les haines de deux religions ennemies. La semence confiée à cette terre fructifiera sans peine.

Qu’est-ce donc pourtant que ce Wojtêch ? On a été frappé sans doute de certaines paroles échappées de ses lèvres, on a vu l’agitation qui le possède lorsqu’il interroge Anschel sur les Juifs. Pourquoi cette curiosité singulière ? pourquoi ces questions suppliantes et cette espèce d’angoisse avec laquelle il attend la réponse ? Il y a quelque secret douloureux dans cette conscience inquiète, et il est évident que les Juifs y sont mêlés. Puisque c’est le valet de charrue qui va faire l’éducation d’Anschel, et par lui de la famille tout entière, il faut connaître enfin ce mystérieux personnage. Wojtêch est heureux d’initier Anschel au travail des champs, et cependant, contradiction inattendue, toutes ses sympathies sont pour le second fils de Rebb Schlome, pour le grave et silencieux Élie, qui jamais n’a mis la main à la charrue, et qui passe des journées entières à méditer la halacha. Wojtêch se garderait bien d’adresser à Élie une parole offensante ; il a pour lui une sorte de vénération mêlée de tendresse, et il ne le désigne jamais que par ces titres respectueux dont le paysan tchèque honore ses prêtres catholiques. Le jeune étudiant, que l’auteur, d’après la formule hébraïque, appelle le disciple du Talmud, Wojtêch le nomme le respectable, le vénérable, ou tout au moins monsieur l’abbé. Un jour, Élie tombe malade ; sa frêle organisation est ébranlée, et déjà le voilà aux portes du tombeau. Qui passera les nuits auprès du moribond, tandis que Rebb Schlome et Anschel, fatigués du travail de la terre, succombent au sommeil ? Ce sera la pauvre mère, ce sera surtout Wojtêch. Assurée du dévouement du valet, Nachime pourra se décider quelquefois à aller chercher le repos dont elle a besoin. Wojtêch restera là toute la nuit, attentif au moindre signe, et prodiguant ses soins au malade avec une délicatesse maternelle. On dirait qu’il a un intérêt particulier à sauver le pauvre Élie. Qu’est-ce donc ? quel est-ce secret ? D’où vient que cet ennemi des Juifs s’attache ainsi au disciple du Talmud, et qu’il semble avoir besoin