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ennemis. Ne perdons-nous pas le temps à errer comme des âmes en peine, sans nous décider à rien ? À nous voir ainsi sans courage, on dirait que nous venons de faire des centaines de lieues à pied et que nos forces sont à bout. Et pourquoi ? je te le demande ; oui, pourquoi ? Quelqu’un me dira-t-il pourquoi les choses vont de la sorte ? — Je n’en sais rien, répondait Anschel à voix basse ; mais il sentait bien aussi que ce tableau était vrai. — Je vais te le dire, Anschel, d’où vient tout le mal : c’est ta mère qui en est cause. Ces reproches, ces gémissemens, ou bien ce sombre silence plus insupportable encore que ses plaintes, n’y a-t-il pas la de quoi faire perdre la tête aux plus forts ? Nous en sommes tout démoralisés, cela est trop clair. Ah ! il y a par le monde des milliers de femmes juives qui pleureraient de joie, si elles avaient ce que j’ai donné à ta mère ; mais elle, y prend-elle garde seulement ? Au ghetto, elle attendait souvent des journées entières pour voir arriver, quoi ?… Un acheteur défiant dont elle tirait à grand’peine quelques creuzers. Ici, elle est chez elle, elle n’aura qu’à étendre la main pour trouver le pain que son champ aura produit. Elle devrait en remercier Dieu à genoux. Non, elle aime mieux se désoler et nous désoler tous. C’est ainsi que le temps passe. Ah ! mon pauvre Anschel, comment tout cela finira-t-il ? »

C’est une triste situation quand le père est obligé d’accuser ainsi la mère devant son fils. Heureusement Anschel a toute l’ardeur et la confiance de ses vingt ans. La mère se révolte et le père se décourage, Anschel les ramènera l’un et l’autre. Charmant tableau domestique au milieu de ces pénibles épreuves ! Image gracieuse et pure des ressources que renferme un jeune cœur ! C’est à la génération nouvelle de venir en aide à ses aînés, c’est aux enfans d’accepter vaillamment leur vie nouvelle et d’encourager les anciens. M. Kompert indique tout cela avec une rare finesse. Il n’y a pas trace de prétention dogmatique dans les scènes qu’il raconte, mais la leçon qui en résulte est vivante et éclaire l’esprit en le touchant. C’est là, ce me semble, un des traits distinctifs de M. Léopold Kompert. Il est souvent un peu long, il s’arrête à d’inutiles détails, on pourrait lui souhaiter plus d’art et plus d’adresse, mais on voit que le fond de son œuvre est sérieusement médité. Les idées abondent dans ses récits, et ces idées se produisent toujours sous une forme dramatique. Lisez-le attentivement, laissez-vous prendre aux choses, comme disait Molière, vous sentirez bientôt que votre pensée est provoquée par cette narration féconde, et le pathétique tableau du peintre se traduira dans votre esprit avec la précision d’un enseignement. Est-ce un roman que je lis ? Est-ce une étude historique sur une crise morale de ce temps-ci ? Je lis un roman, un roman