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une compassion sincère et un généreux souci de leur transformation morale. Ces malheureux, pendant des siècles, ont été privés du droit de posséder la terre, de s’établir sur le sol, de faire partie du pays natal et de la cité, c’est-à-dire en définitive du droit de travailler honnêtement ; le jour où ce droit leur est rendu, ils se troublent, ils hésitent, et ces hommes si rompus aux affaires équivoques semblent tout à coup frappés d’inertie et de stupeur. Faut-il donc désespérer ? Non, certes ; il faut continuer l’éducation des émigrés du ghetto. M. Kompert est plein de confiance, sa sévérité même l’atteste. Il ne châtierait pas si durement, par la bouche du valet de charrue, l’apathie et l’incertitude de Rebb Schlome, s’il ne savait bien qu’un jour viendra où la famille juive ira joyeusement faucher les épis d’or sur les sillons arrosés de ses sueurs.

Rebb Schlome est un cœur droit. L’arrogance de Wojtêch a beau l’irriter, il a senti l’espèce de sollicitude cachée sous ces cruelles paroles. Il se garderait bien de chasser un valet si attaché aux intérêts de la ferme. Surtout il est touché de ses paroles, et, rentrant en lui-même, il ne se traitera pas mieux que n’a fait le rude paysan. Si vous pouviez suivre les tumultueuses pensées qui se pressent dans son cerveau, vous verriez que la réprimande de Wojtêch a déjà porté ses fruits. Être mécontent de soi, c’est le commencement de la sagesse. Rebb Schlome est soucieux et sombre ; il lui échappe des paroles de colère, contre qui ? Contre lui-même, et aussi, il faut bien le dire, contre sa femme Nachime, qui se prête si peu aux devoirs de leur vie nouvelle et qui décourage toute la maison par ses éternelles jérémiades. Ces dures paroles, ces effrayantes prédictions du valet de charrue, il les répète à son tour comme si elles venaient de lui. C’est encore là une de ces scènes excellentes dont le roman de M. Kompert est rempli. Anschel, qui a entendu de sa chambre la mercuriale de Wojtêch, descend à la hâte auprès de son père afin de le distraire de ses tristes pensées : « Mon père, que faut-il que je fasse aujourd’hui ? — Belle question ! répond Rebb Schlome avec colère ; ce qu’il faut que tu fasses ? Il faut travailler, et labourer, et semer, jusqu’à ce que la sueur t’inonde le visage. Sans travail, la ferme est perdue, la maison s’écroule, et c’est à peine si le champ produira des herbes à jeter aux pourceaux. » Anschel avait entendu cette sinistre prophétie dans la bouche de Wojtêch ; quand il vit que son père la répétait en son nom, une émotion douloureuse le saisit : « Cela n’arrivera pas, mon père, dit-il d’un ton ferme ; nous sommes la précisément pour que cela n’arrive pas. Tu parles comme si nous étions depuis de longues années au village, et nous ne faisons que d’arriver. Nous sommes à notre début, mon père ! — Notre début ! reprend Rebb Schlome avec amertume. J’en souhaite un pareil à nos