Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/293

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’était un feu de joie dans les champs. » Tout cela est exact. On était alors en 1849. Après les rudes secousses de l’année précédente, on avait gardé les généreuses idées entrevues seulement à travers l’anarchie démagogique, et les réformes par lesquelles l’empereur François-Joseph inaugurait son règne étaient accueillies et fêtées avec une joie naïve.

La colère du magistrat et l’indignation de ses amis sont aussi rassurantes pour la famille de Rebb Schlome que leurs protestations et leurs vœux. Ce n’est pas tout cependant, nous me sommes ici qu’au début. De nouvelles épreuves vont commencer pour les émigrés du ghetto. Il ne suffit pas d’avoir écarté cette terreur farouche dont les menaçait la Bible ; il ne suffit pas de se sentir en sécurité sous son toit, si l’on ne se décide pas courageusement à cette transformation qu’on désire. Au sordide amour du gain doit succéder le sentiment de la dignité retrouvée, aux pratiques suspectes le travail régulier et honnête. Cet apprentissage de la dignité et du travail, c’est précisément le sujet de M. Léopold Kompert.

Quel sera le maître de Rebb Schlome et de ses fils ? Un valet de charrue. Ce valet, qui se nomme Wojtêch, est un paysan de race slave, un paysan tchèque, comme la plupart des habitans du bourg. C’est un étrange personnage, une nature bourrue, hargneuse, insolente, capable toutefois de dévouement et de tendresse, en somme un caractère plein de contradictions mystérieuses dont le secret ne sera dévoilé, que plus tard. Un matin que Rebb Schlome, en se levant, descendait dans la cour (c’était le cinquième jour de leur installation à la ferme), il fut tout surpris de trouver les chevaux attelés à la charrue et Wojtêch à côté, qui achevait d’aiguiser le soc. « Où vas-tu, Wojtêch ? — Où aller, si ce n’est aux champs ? répond durement le valet sans quitter son travail. Voici le moment de semer. Si l’on attend toujours ainsi, il sera trop tard, et le grain pourrira dans le sol. Avec une maison organisée de la sorte, il faut bien se résoudre à agir sans attendre les ordres. » Rebb Schlome sent la violence du reproche, et au fond de son cœur il en reconnaît la justesse ; Oui, ce reproche poignant est mérité, et cependant est-ce à un valet de parler sur ce ton ? Le rouge lui monte au visage. « Si tu n’es pas disposé à attendre mes ordres, dit-il, tu peux décamper tout de suite. Je n’ai que faire d’un valet qui prend des allures de maître. « Wojtêch le regarde sans colère, mais plutôt avec un mélange de compassion et d’étonnement ; puis, plaçant sa main sur le cou du cheval et caressant sa crinière : « Ces chevaux-là, dit-il d’une voix lente et pensive, personne ne m’en séparera jamais. Nous avons grandi ensemble, et lors même que tous les Juifs de la terre viendraient ici, ils ne m’en arracheraient pas. J’appartiens à la maison, j’y resterai. » Rebb Schlome n’ose en croire ses oreilles.