Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/286

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pitié ; non, toutes ces iniquités, et bien d’autres encore, le jeune souverain en a purgé ses états. L’Israélite peut être chef de famille, il peut se marier comme il l’entend, il peut aussi posséder la terre et y verser en sécurité la sueur de son front. Quelle joie et quel étonnement dans le ghetto ! L’étonnement, je le crois bien, est plus grand encore que la joie. Ces malheureuses victimes d’une oppression séculaire avaient fini par s’habituer aux ténèbres de leur existence ; au moment de relever la tête et de marcher à la lumière du soleil, je ne sais quelle timidité les enchaîne. Il y a surtout, je le sais, un noble cœur qu’agite une douloureuse inquiétude : c’est le publiciste qui a demandé l’émancipation de ses frères, c’est le tendre penseur qui veille sur eux et qui compose tout exprès des récits populaires pour diriger ces âmes irrésolues dans les voies de la société moderne. Quel effet vont produire sur les pauvres gens du ghetto ces nouveautés inattendues ? comment passeront-ils de l’état de tutelle à la virilité ? Seront-ils dignes de cette liberté qu’on leur donne ? sauront-ils changer de vie, secouer les vieilles haines, abandonner les ténébreux négoces et prendre loyalement leur place dans la grande famille qui leur ouvre ses rangs ? Qu’on ne s’y trompe pas, c’est une transformation complète qui sera exigée d’eux. Ces droits qu’ils viennent d’obtenir, le guide intelligent qui les surveille sait bien que ce sont surtout des devoirs nouveaux. Il est troublé, il est ému, et s’il apprend que Rebb Schlome quitte le ghetto pour répondre aux intentions du souverain et labourer le coin de terre qu’il a acheté, soyez sûr qu’il accompagnera la famille du marchand dans la rustique demeure, et que là, inquiet, attentif, dévoué, il viendra en aide aux cœurs pusillanimes et dirigera vaillamment l’éducation des forts.

Telle est l’inspiration de M, Léopold Kompert dans ce curieux tableau qui va nous montrer les marchands juifs du ghetto mettant la main à la charrue. A la charrue ! c’est le titre même du livre. Le dramatique intérêt du récit, l’intérêt d’une enquête ethnographique et morale, tout cela se tient dans l’œuvre de M. Kompert. Cette histoire qu’il va nous raconter, c’est une sorte de révolution rustique et populaire qui demeurerait inconnue sans ces révélations. Les érudits qui ont essayé d’écrire l’histoire des classes agricoles se plaignent avec raison de l’insuffisance des documens ; en voilà un, ne négligeons pas de le recueillir. Il est aussi vrai que les diplômes officiels, il est vivant comme la réalité.

Rebb Schlome a donc quitté sa maison du ghetto, et le voilà qui part avec sa petite caravane pour aller prendre possession de son modeste domaine. Hélas ! avant cette heure décisive, il y a eu bien des larmes versées en secret. Rebb Schlome est un homme impérieux ; il n’a pas délibéré là-dessus avec sa femme Nachime, il n’a pas pris l’avis de ses deux fils et consulté leurs goûts. La seule personne de