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répandus dans les carnets du cardinal. Tantôt on la représente menant Anne d’Autriche au Val-de-Grâce, où trois dames osèrent lui parler contre Mazarin, et elle-même cachée dans une cellule, pendant qu’on faisait à la reine la remontrance concertée ; tantôt on la suppose feignant d’être malade ou d’aller passer quelques jours dans des couvens, pour recevoir des visites ou entretenir des correspondances mystérieuses. On va jusqu’à lui prêter des intelligences avec deux officiers suspects, Tréville et Des Essarts. Les Importans, accusant surtout Mazarin de faire revivre Richelieu, avaient répandu dans Paris un rondeau imité de celui qu’on avait fait à la mort du grand cardinal :


Il n’est pas mort, il n’a que changé d’âge,
Ce cardinal, dont chacun en enrage, etc.


Ils avaient même trouvé dans les mots Jules de Mazarin l’anagramme : Je suis Armand, consolation ordinaire des partis vaincus, qui soulagent leur humeur en malices impuissantes. La police de Mazarin, qui voyait partout Mme de Hautefort, prétend que c’est dans sa société que l’anagramme et le rondeau avaient été composés. Comme elle pouvait tout sur La Porte, Mazarin imagine aussi que c’est elle qui a poussé le hardi valet de chambre à jeter dans le lit de la reine une impertinente lettre où on la conjurait de prendre plus de soin de sa réputation et de son salut. Il se trompait, car La Porte, qui dans ses Mémoires fait l’aveu de cette action singulière, n’y mêle pas le moins du monde la dame d’atours. Mais le plus grand crime de celle-ci était de s’intéresser à Beaufort. Un des rapports que nous avons sous les yeux s’exprime ainsi : « La dame susdite n’écoute qu’avec indifférence ses adorateurs, ayant son cœur au bois de Vincennes. » Cette compassion généreuse fut une des principales causes de sa perte. Au commencement du printemps de 1644, la reine alla faire une promenade au bois de Vincennes ; Mme de Hautefort l’y accompagna. À la vue du château et du donjon, la noble et bonne créature ne put contenir son émotion, et elle dit à la reine que « c’étoit la première fois que sa majesté venoit en ce lieu depuis que ce pauvre garçon y étoit, » et elle lui demanda s’il n’y aurait point quelque grâce à espérer pour lui. La reine mécontente ne répondit pas un seul mot. Quand on servit la collation, Mme de Hautefort, qui avait le cœur serré, ne put pas manger, et lorsqu’on lui demanda pourquoi, elle avoua qu’elle ne savait pas se divertir en songeant à « ce pauvre garçon[1]. » C’en était trop : dès ce moment, la reine résolut

  1. Archives des affaires étrangères, FRANCE, t, CVI, lettre de Gaudin à Servien, 23 avril 1644.