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LA PETITE COMTESSE.

repas : — il émousse le goût — exsurdant vina palatum ! — Néanmoins monsieur le marquis peut être assuré que je travaillerai pour ses invités avec ma conscience habituelle, quoique avec la douloureuse certitude de n’être point compris. — En achevant ces mots, Rostain se drapa dans sa toge, adressa au ciel le regard du génie méconnu, et sortit de mon cabinet.

— J’aurais cru, dis-je au marquis, qu’aucun sacrifice ne vous eût coûté pour retenir ce grand homme.

— Vous me jugez bien, monsieur, reprit M. de Malouet ; mais vous allez voir qu’il me conduisit jusqu’aux limites de l’impossible. Il y a précisément huit jours, M. Rostain, m’ayant demandé une audience particulière, m’annonça qu’il se voyait dans la pénible nécessité de quitter mon service. — Ciel ! monsieur Rostain, quitter mon service ! Et où irez-vous ? — À Paris. — Comment ! à Paris ! Mais vous aviez secoué sur la grande Babylone la poudre de vos sandales ! La décadence du goût, l’essor de plus en plus marqué de la cuisine romantique ! ce sont vos propres paroles, Rostain… Il soupira : — Sans doute, monsieur le marquis, mais la vie de province a des amertumes que je n’avais point pressenties. — Je lui proposai des gages fabuleux, il refusa. — Voyons, qu’y a-t-il donc, mon ami ? Ah ! je sais ! vous n’aimez point la fille de cuisine ; elle trouble vos méditations par ses chants grossiers : — soit, je la congédie !… Cela ne suffit pas ? C’est donc Antoine qui vous déplaît ? Je le renvoie ! Est-ce mon cocher ? Je le chasse ! — Bref, je lui offris, messieurs, toute ma maison en holocauste. À ces prodigieuses concessions, le vieux chef secouait la tête avec indifférence. — Mais enfin, m’écriai-je, au nom du ciel, monsieur Rostain, expliquez-vous ! — Mon Dieu ! monsieur le marquis, me dit alors Jean Rostain, je vous avouerai qu’il m’est impossible de vivre dans un endroit où je ne trouve personne pour faire ma partie de billard !… — Ma foi ! c’était trop fort ! ajouta le marquis avec une bonhomie plaisante ; je ne pouvais pourtant pas faire moi-même sa partie de billard ! J’ai dû me résigner : j’ai écrit aussitôt à Paris, et il m’est arrivé hier soir un jeune cuisinier à moustaches, qui m’a déclaré se nommer Jacquemart (des Deux-Sèvres). Le classique Rostain, par un sublime mouvement de gloire, a voulu seconder M. Jacquemart (des Deux-Sèvres) dans son premier travail, et voilà comment j’ai pu vous servir aujourd’hui, messieurs, ce grand repas éclectique dont, je le crains, nous aurons seuls apprécié, monsieur et moi, les mystérieuses beautés.

M. de Malouet se leva de table en achevant l’épopée de Rostain. Après le café, je suivis les fumeurs dans la cour. La soirée était magnifique. Le marquis m’entraîna dans l’avenue, dont le sable fin étincelait aux rayons de la lune, entre les ombres épaisses des grands