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qu’après deux ou trois mois d’incertitudes et de luttes intérieures. Deux causes principales expliquent ce changement : avant tout, l’instinct de la royauté, puis le talent de Mazarin, la confiance et l’affection qu’il sut inspirer à la régente.

La royauté a son génie et ses vertus, comme ses préjugés et ses périls, et dès qu’Anne d’Autriche, d’épouse délaissée et sans puissance, fut devenue vraiment reine et investie de l’autorité souveraine, par cela seul elle dut prendre d’autres pensées et voir les choses d’un autre œil. Il ne lui pouvait déplaire d’être maîtresse absolue en France, de disposer à son gré des commandemens et de toutes les grandes charges, au lieu de les remettre aux mains de grands seigneurs indépendans, ingrats, souvent rebelles. Et d’ailleurs, mère encore plus que sœur, elle devait aimer à voir la couronne de son fils s’accroître, même aux dépens de celle de son frère le roi d’Espagne. Voilà les soutiens naturels que Mazarin rencontra auprès de la reine, et qu’il sut développer avec un art merveilleux. Il eut l’air de mettre tout à ses pieds, et il opposa cette soumission empressée et dévouée aux exigences altières de ses prétendus amis, qui réclamaient sa faveur comme une dette et l’opprimaient de leur ancien dévouement. Les qualités inférieures du ministre, son adresse, sa douceur, sa parole insinuante, les agrémens de son esprit et de sa personne vinrent encore en aide à ses hautes qualités ; on dit même qu’il acheva la conversion de la reine en s’adressant au cœur de la femme. Ce bruit, mollement repoussé par Mme de Motteville, était fort répandu et très accrédité au XVIIe siècle. Et en vérité, si Anne d’Autriche n’a point aimé Mazarin, si elle a su le comprendre par les seules lumières de sa raison, si elle lui a sacrifié tous ses amis sans nul dédommagement de cœur, si en 1643 elle l’a défendu contre les Importans, et en 1 648 et 1649 contre la fronde, si elle lui est restée fidèle pendant son exil en 1651 ; si pour lui en 1652 et 1653 elle a bravé une guerre civile longue et cruelle, et consenti à errer en France, avec ses enfans, à la merci de combats douteux, et souvent sans savoir où le lendemain elle reposerait sa tête, plutôt que d’abandonner un étranger détesté et méprisé presque à l’égal du maréchal d’Ancre, parce qu’elle avait discerné en cet étranger un homme de génie méconnu, seul capable de sauver la royauté et de maintenir la France au rang qui lui appartient en Europe ; si cette constance, que les plus terribles orages ne purent ébranler et qui a duré pendant plus de dix années, ne s’appuyait pas en elle sur un sentiment particulier, le grand mobile et la grande explication de la conduite des femmes, il faut alors considérer Anne d’Autriche comme un personnage extraordinaire, un des plus grands esprits, une des plus grandes âmes qui aient occupé un trône, une reine égale ou supérieure à Elisabeth.