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LA PETITE COMTESSE.

IV.

21 Septembre.

Le château de Malouet est une construction massive et assez vulgaire, qui date d’une centaine d’années. De belles avenues, une cour d’honneur d’un grand style et un parc séculaire lui prêtent toutefois une véritable apparence seigneuriale. — Le vieux marquis vint me recevoir au bas du perron, passa son bras sous le mien, et après m’avoir fait traverser une longue file de corridors, m’introduisit dans un vaste salon, où régnait une obscurité presque complète ; je ne pus qu’entrevoir vaguement, aux lueurs intermittentes du foyer, une vingtaine de personnages des deux sexes, espacés çà et là par petits groupes. Grâce à ce bienheureux crépuscule, je sauvai mon entrée, qui de loin s’était présentée à mon imagination sous un jour solennel et un peu alarmant. Je n’eus que le temps de recevoir le compliment de bienvenue que Mme  de Malouet m’adressa d’une voix faible, mais pénétrante et sympathique. Elle me prit le bras presque aussitôt pour passer dans la salle à manger, ayant résolu, à ce qu’il paraît, de ne refuser aucune marque de considération à un coureur d’une si surprenante agilité.

Une fois à table et en pleine lumière, je ne laissai pas de m’apercevoir que mes prouesses de la veille n’étaient pas oubliées, et que j’étais le point de mire de l’attention générale ; mais je supportai bravement ce feu croisé de regards curieux et ironiques, retranché d’une part derrière une montagne de fleurs qui ornait le milieu de la table, et soutenu de l’autre dans ma position défensive par la bienveillance ingénieuse de ma voisine. — Mme  de Malouet est une de ces rares vieilles femmes qu’une force d’esprit supérieure ou une grande pureté d’âme ont protégées contre le désespoir à l’heure fatale de la quarantième année, et qui ont sauvé du naufrage de leur jeunesse une épave unique, mais un charme souverain, celui de la grâce. Petite, frêle, le visage pâli et macéré par une souffrance habituelle, elle justifie exactement le mot de son mari : C’est un souffle, un souffle qui respire l’intelligence et la bonté. Aucune trace de prétention malséante à son âge, un soin exquis de sa personne sans ombre de coquetterie, un oubli complet de la jeunesse perdue, une sorte de pudeur d’être vieille, et un désir touchant, non de plaire, mais d’être pardonnée, telle est cette marquise que j’adore. Elle a beaucoup voyagé, beaucoup lu, et connaît bien son Paris. Je m’égarai avec elle dans une de ces causeries rapides où deux esprits qui se rencontrent pour la première fois aiment à faire connaissance, allant d’un pôle à l’autre, effleurant toutes choses, controversant avec gaieté et concordant avec bonheur.