Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
20
REVUE DES DEUX MONDES.

vous êtes un homme sérieux ! je connais ce caractère-là !… Eh bien ! vous trouverez à qui parler… ma femme est pleine d’esprit… moi-même, je n’en manque pas… J’aime l’exercice… il est nécessaire à ma santé… mais il ne faut pas me prendre pour une brute… Diable ! pas du tout ! je vous étonnerai… Vous devez aimer le whist, nous le ferons ensemble… vous devez aimer à bien vivre, délicatement, j’entends, comme il sied à un homme de goût et d’intelligence… Eh bien ! puisque vous appréciez la bonne chère, je suis votre homme ; j’ai un cuisinier excellent… j’en ai même deux pour le quart d’heure, un qui part et l’autre qui arrive… il y a conjonction… cela fait une lutte savante… un tournoi académique… dont vous m’aiderez à décerner le prix !… Allons ! ajouta-t-il en riant lui-même ingénument de son bavardage, voilà qui est dit, n’est-ce pas ? je vous enlève ?

Heureux, Paul, l’homme qui sait dire : non ! Seul il est vraiment maître de son temps, de sa fortune et de son honneur. Il faut savoir dire : non ! même à un pauvre, même à une femme, même à un vieillard aimable, sous peine de livrer à l’aventure sa charité, sa dignité et son indépendance. Faute d’un non viril, que de misères, que de chutes, que de crimes, depuis Adam !

Tandis que je pesais à part moi l’invitation qui m’était adressée, ces réflexions m’assaillirent en foule ; j’en reconnus la profonde sagesse, — et je dis : oui. — Oui fatal, par lequel je perdais mon paradis, échangeant une retraite complètement à mon gré, paisible, laborieuse, romanesque et libre, contre la gêne d’un séjour où la vie mondaine déploie toutes les fureurs de son insipide dissipation.

Je réclamai le temps nécessaire pour préparer mon déménagement, et M. de Malouet me quitta, après une chaleureuse poignée de main, en me déclarant que je lui plaisais fort, et qu’il allait exciter ses deux cuisiniers à me faire un accueil triomphal. — Je vais, me dit-il, leur annoncer un artiste, un poète ; ça va leur monter l’imagination.

Vers cinq heures, deux domestiques du château vinrent prendre mon mince bagage et m’avertir qu’une voiture m’attendait au haut des collines. Je dis adieu à ma cellule ; je remerciai mes hôtes, et j’embrassai leurs marmots, tout barbouillés et mal peignés qu’ils étaient. Ce petit monde sembla me voir partir avec regret. J’éprouvais moi-même une tristesse extraordinaire. Je ne sais quel étrange sentiment m’attachait à cette vallée, mais je la quittai le cœur serré, comme on quitte une patrie.

À demain, Paul, car je n’en puis plus.