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LA PETITE COMTESSE.

suivis mon travail. Après un moment de silencieuse contemplation, l’inconnu équestre laissa échapper quelques épithètes louangeuses qui semblaient lui être arrachées par la violence de ses impressions ; puis, reprenant l’allocution directe : « Monsieur, me dit-il, permettez-moi de rendre grâce à votre talent ; nous lui devrons, je n’en puis douter, la conservation de ces ruines, qui sont l’ornement de notre pays. » Je quittai aussitôt ma réserve, qui n’eût plus été qu’une bouderie enfantine, et je répondis, comme il convenait, que c’était apprécier avec beaucoup d’indulgence une ébauche d’amateur, que j’avais au reste le plus vif désir de sauver ces belles ruines, mais que la partie la plus sérieuse de mon travail menaçait de demeurer très insignifiante, faute de renseignemens historiques que j’avais vainement cherchés dans les archives du chef-lieu.

— Parbleu, monsieur, reprit le cavalier, vous me faites grand plaisir. J’ai dans ma bibliothèque une bonne partie des archives de l’abbaye. Venez les consulter à votre loisir. Je vous en serai reconnaissant.

Je remerciai avec embarras. Je regrettais de n’avoir pas su cela plus tôt. Je craignais d’être rappelé à Paris par une lettre que j’attendais ce jour même. Cependant je m’étais levé pour faire cette réponse, dont je m’efforçais d’atténuer la mauvaise grâce par la courtoisie de mon attitude. En même temps je prenais une idée plus nette de mon interlocuteur : c’était un beau vieillard à large poitrine, qui paraissait porter très vertement une soixantaine d’hivers, et dont les yeux bleu clair à fleur de tête exprimaient la bienveillance la plus ouverte.

— Allons ! allons ! s’écria-t-il, parlons franc ! Il vous répugne de vous mêler à cette bande d’étourdis que voilà là-bas, et que je n’ai pu empêcher hier de faire une sottise pour laquelle je vous présente mes excuses. Je me nomme le marquis de Malouet, monsieur. Au surplus, les honneurs de la journée ont été pour vous. On voulait vous voir : vous ne vouliez pas être vu. Vous avez eu le dernier mot. Qu’est-ce que vous demandez ?

Je ne pus m’empêcher de rire en entendant une interprétation si favorable de ma triste équipée.

— Vous riez ! reprit le vieux marquis : bravo ! nous allons nous comprendre. Ah çà, qu’est-ce qui vous empêche de venir passer quelques jours chez moi ? Ma femme m’a chargé de vous inviter : elle a compris par le menu tous vos ennuis d’hier… Elle a une bonté d’ange, ma femme… elle n’est plus jeune, elle est toujours malade, c’est un souffle, mais c’est un ange… Je vous logerai dans ma bibliothèque… vous vivrez en ermite, si cela vous convient… Mon Dieu ! je vois votre affaire, vous dis-je : mes étourneaux vous font peur…