Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et de ressources, la ville turque est tombée après une résistance héroïque dont l’honneur revient en partie à coup sûr au général anglais Williams. Une seule chose est surprenante, c’est la durée de cette résistance. Quant à son énergie, elle est inscrite dans la capitulation même de la garnison, aujourd’hui prisonnière de guerre. C’est un succès pour l’armée russe très certainement. Qu’on remarque cependant que quand le général Muravief a voulu attaquer Kars de vive force le 29 septembre dernier, il a éprouvé le plus sanglant échec, et qu’en définitive la ville turque, on peut le dire, a capitulé moins devant ses armes que devant la famine. Le général Muravief n’exalte pas moins sa victoire, comme cela est naturel ; il la représente même avec un certain lyrisme d’imagination comme une victoire de la croix du Sauveur. Si la prise de Kars était pour la Russie une satisfaction d’orgueil militaire propre à incliner plus aisément sa politique vers la conciliation et la paix, il n’y aurait aucun intérêt véritablement à diminuer la valeur de cette satisfaction ; mais est-il bien vrai que la victoire de Kars aura ce salutaire effet d’inspirer au cabinet de Pétersbourg un esprit plus conciliant et plus pacifique ? N’aura-t-elle point pour résultat au contraire de surexciter les instincts belliqueux, de créer cette dernière et dangereuse illusion d’un retour possible de fortune sur d’autres champs de bataille, de faire oublier les revers essuyés et ceux qu’on peut essuyer encore ? Les hommes plus modérés qui sentent le besoin de la paix fussent-ils disposés à conseiller quelque transaction, d’autres influences ne prévaudront-elles pas ? Pour tout dire, avant même d’avoir eu à se prononcer sur des propositions formelles, la Russie n’aurait-elle point commencé déjà quelqu’une de ces campagnes diplomatiques où elle a été plus heureuse jusqu’ici, on n’en peut disconvenir, que dans ses campagnes militaires ? C’est là ce qui s’agite aujourd’hui, et c’est un des côtés les plus graves, les plus décisifs de la situation de l’Europe en ce moment.

Il est certain en effet que depuis quelque temps il y a eu entre les alliés du 2 décembre une série de négociations pour arriver à formuler de nouveau les conditions d’une paix possible, que de ce travail il est sorti des propositions également acceptées par les trois puissances, et que ces propositions viennent d’être portées à la connaissance du gouvernement russe par le comte Valentin Esterhazy, ministre de l’empereur François-Joseph auprès du tsar. C’est le 26 décembre que le comte Esterhazy est arrivé à Pétersbourg ; le 28, il a eu une conférence avec M. de Nesselrode. On ne peut donc connaître encore les dispositions ou la décision de la Russie ; mais peut-être n’est-il point impossible de pressentir son système de conduite d’après ce qu’elle a fait déjà en toutes les occasions et d’après les actives menées de sa diplomatie depuis un mois particulièrement. Quelles sont au fond tout d’abord les propositions que le comte Esterhazy a été chargé de faire connaître à Saint-Pétersbourg ? En principe ce sont toujours les quatre garanties, en réalité il y en a deux qui ont pris une forme nouvelle. L’une pose comme condition de paix la neutralisation complète de la Mer-Noire, ce qui rend inutile l’existence de forteresses ou de ports militaires russes dans l’Euxin ; l’autre a pour objet d’assurer la liberté de la navigation du Danube, en neutralisant également les bouches de ce fleuve, ce qui entraîne