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sait à fond la nature de son maître, flattait tous ses vices et servait tous ses mauvais instincts. Il était venu comme mousse dans les Indes, s’était établi comme barbier à Calcutta, avait fait une petite fortune et était allé en chercher une plus considérable à Lucknow. Un incident bizarre lui fit trouver ce qu’il désirait. Le gouverneur général de l’Inde se distinguait alors par sa chevelure bouclée, et comme le gouverneur-général est le miroir de la mode pour l’Inde tout entière, tout le monde cherchait naturellement à l’imiter, les chevelures bouclées faisaient rage, au grand désespoir du résident anglais à Lucknow, qui avait la chevelure plate et lisse. Sur ces entrefaites le barbier parut, et grâce à l’habileté du nouveau-venu le résident put bientôt montrer une chevelure magnifiquement bouclée. L’imitation est contagieuse, le roi fut jaloux des boucles de cheveux du résident ; le résident lui donna son coiffeur. À partir de ce moment, titres, faveurs, pensions, tombèrent comme grêle sur l’heureux barbier ; il fit rapidement une belle fortune. Il était chargé de fournir de vin la table de son maître et de se procurer tous les objets européens nécessaires au palais. Chaque mois, il présentait à sa majesté une liste des dépenses, longue de plusieurs mètres, que le roi payait toujours sans faire aucune observation. Le roi connaissait toutes les concussions de son favori ; il ne faisait qu’en rire : — Qu’est-ce que cela vous fait ? dit-il un jour à quelqu’un qui l’informait des habitudes de rapine du barbier ; si je veux que le khan s’enrichisse, ne suis-je donc pas le maître ? — Il s’enrichit en effet, car, en quittant le service du roi, il emporta une fortune de 240,000 livres sterling. Sa faveur était si grande qu’il était connu dans l’Inde entière, et que la Revue de Calcutta crut devoir lui faire l’honneur de l’attaquer, ce dont le barbier se souciait fort peu. Cependant, ennuyé de ces criailleries de puritain, le vil subalterne, comme l’appelaient les journaux de l’Inde, finit par prendre à ses gages un journaliste pour répondre aux attaques qui pleuvaient sur lui ; mais il pouvait en sûreté braver tous les orages, sa faveur était de celles qui résistent à tous les coups de la fortune : il tenait le roi par le sentiment le plus fort du cœur humain, l’amour de la conservation personnelle. Le roi avait tellement peur d’être empoisonné, qu’il ne laissait à nul autre que son barbier le soin de sa table et de sa cave. C’était le barbier qui débouchait les bouteilles et goûtait le vin avant le roi. Enfin son pouvoir était de ceux qui entraînent dans leur chute les pouvoirs supérieurs qui essaient de les briser après les avoir laissé grandir. Le barbier était la seule sauvegarde du roi ; en favorisant tous ses vices et en se faisant le complice de toutes ses cruautés, il ne lui avait laissé d’autre appui que lui ; tombant, il entraînait le roi dans sa chute. Cela se vit bien