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LA PETITE COMTESSE.

fatal. Je suis rentré un instant au moulin pour y déposer mon attirail ; j’ai chicané la meunière consternée au sujet de je ne sais quel brouet cruellement indigène qu’elle m’avait servi à déjeuner ; j’ai rudoyé les deux enfans de cette bonne femme qui touchaient à mes crayons ; enfin j’ai donné au chien du logis un coup de pied accompagné de la célèbre formule : juge, si tu m’avais fait quelque chose !

Assez peu satisfait de moi-même, comme tu le penses, après ces trois petites lâchetés, je me suis dirigé vers la forêt pour m’y dérober autant que possible à la lumière du jour. Je me suis promené près d’une heure sans pouvoir secouer la mélancolie prophétique qui m’obsédait. Avisant enfin, au bord d’une des avenues qui traversent la forêt, et sous l’ombrage des hêtres, un épais lit de mousse, je m’y suis étendu avec mes remords, et je n’ai pas tardé à m’y endormir d’un profond sommeil. — Dieu ! que n’était-ce celui de la mort !

Je ne sais depuis combien de temps je dormais, quand j’ai été réveillé tout à coup par un certain ébranlement du sol dans mon voisinage immédiat : je me suis levé brusquement, et j’ai vu à quatre pas de moi, dans l’avenue, une jeune femme à cheval. Mon apparition subite a un peu effrayé le cheval, qui a fait un écart. La jeune femme, qui ne m’avait pas encore aperçu, le ramenait en lui parlant. Elle m’a paru jolie, mince, élégante. J’ai entrevu rapidement des cheveux blonds, des sourcils d’une nuance plus foncée, un œil vif, un air de hardiesse, et un feutre à panache bleu campé sur l’oreille avec trop de crânerie. — Pour l’intelligence de ce qui va suivre, il faut que tu saches que j’étais vêtu d’une blouse de touriste maculée d’ocre rouge ; de plus, je devais avoir cet œil hagard et cette mine effarée qui donnent à celui qu’on éveille en sursaut une physionomie à la fois comique et alarmante. Joins à tout cela une chevelure en désordre, une barbe semée de feuilles mortes, et tu n’auras aucune peine à t’expliquer la terreur qui a subitement bouleversé la jeune chasseresse au premier regard qu’elle a jeté sur moi : — elle a poussé un faible cri, et, tournant bride aussitôt, elle s’est sauvée au galop de bataille.

Il m’était impossible de me méprendre sur la nature de l’impression que je venais de produire : elle n’avait rien de flatteur. Toutefois j’ai trente-cinq ans, et il ne suffit plus. Dieu merci, du coup d’œil plus ou moins bienveillant d’une femme pour troubler la sérénité de mon âme. J’ai suivi d’un regard souriant la fuyante amazone ; à l’extrémité de l’allée dans laquelle je venais de ne point faire sa conquête, elle a tourné brusquement à gauche, s’engageant dans une avenue parallèle. Je n’ai eu qu’à traverser le fourré voisin pour la voir rejoindre une cavalcade composée de dix ou douze personnes,