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Colomb croyait aborder en Asie en découvrant l’Amérique; continuerons-nous pour cela de dire que l’Amérique c’est l’Asie ?

Nous avons toujours fait en France profession éclatante de sens commun, et nous croyons volontiers, comme les Thébains, être le centre ou l’ombilic de la terre; notre ambition est même de régler le monde à notre image : par quelle étonnante contradiction, quand nous venons à notre histoire, admettons-nous que ce qui serait faux de toutes les autres se trouve vrai seulement pour nous ? C’est une chose grave de contredire la nature telle qu’elle a été observée à tous les momens de la durée. Jamais nous ne louons tant la rigueur de notre méthode qu’au moment où nous contredisons toute la terre. Encore une fois, n’est-ce pas la chimère elle-même d’appuyer un semblable édifice sur un présent que nous disons éternel, et qui cesse d’être avant même que le système ait été exposé jusqu’au bout ? Si nous sommes dans le vrai, Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe, César, Salluste, Tacite, Machiavel, qui ont tenu tant de compte de l’éducation des peuples par leurs institutions, n’ont pas écrit une page sensée; si nous avons raison, tout le genre humain a tort.

Notre philosophie de l’histoire a fait bien vite le tour de l’Europe. Je ne rencontre plus aujourd’hui autour de moi que des gens qui se résignent magnanimement à l’obéissance pour que leur postérité soit libre. Les Russes surtout ont profité de nos maximes; nous voilà forcés d’admirer cette majestueuse succession de tsars qui tous, sans le vouloir, forcent une race entière d’entrer dans l’ère de l’égalité, de la fraternité civile! A moins d’abolir nous-mêmes nos maximes, nous sommes contraints à cette admiration aveugle; les Slaves nous l’imposent; qu’ils rencontrent seulement par hasard un Olivier Ledain et un Tristan moscovites, un tsar révolutionnaire : ils auront bientôt laissé derrière eux tous les essais timides du monde civil dans l’Occident. J’en connais qui, sur cette assurance, mettent déjà leur espoir et leur âge d’or dans l’idéal des Mongols, sans s’apercevoir qu’une race humaine peut se montrer la dernière dans l’histoire et porter déjà l’empreinte de la caducité : tant les peuples vieillissent vite dans la servitude ! il faut si peu de temps pour les courber et les défigurer! Hier vous les avez vus pleins de vie; vous repassez aujourd’hui et ne les reconnaissez plus. C’est bien pis quand il s’agit de peuples qui n’ont jamais été libres. Chacun de leurs jours compte pour un siècle. Vous les croyez jeunes parce qu’ils n’ont rien fait, comme si la servitude immémoriale n’était pas un dur travail! De loin vous les prenez pour les messagers ingénus de l’avenir, et déjà sont empreintes sur leurs fronts les rides prématurées que les pesans soleils de l’injustice ont creusées dès leur berceau. Approchez de ces