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heureux du système, on avoue que l’idée même de nation formant un corps en était exclue, que cette égalité à laquelle on à tout sacrifié est illusoire, et il n’est ni un riche ni un pauvre qui ne se plaigne avec fureur qu’elle lui manque. Au lieu de cette pente continue que l’on avait si artificiellement préparée, on touche au plus terrible bouleversement dont l’histoire fasse mention. Et cela ne vous arrête pas, cela ne vous avertit pas que vous vous êtes trompés, que ce que vous avez pris pour le chemin pourrait bien être l’obstacle. Vous n’admettez pas, vous ne soupçonnez pas un moment que le despotisme, loin d’avoir préparé, enfanté la liberté, l’a rendue pour ainsi dire impossible, puisqu’il s’agit de changer en un jour le tempérament d’une nation façonnée par la main et par l’éducation des siècles : entreprise presque surhumaine, où se révèle, avec le caractère unique de la révolution française, la cause de ces chocs, de ces tempêtes, de ces fureurs inouies, de ces découragemens plus inouis encore qui maintenant vous étonnent. Vous avez patroné les ténèbres aussi longtemps qu’elles se sont prolongées, et quand Ajax est forcé de combattre en pleine nuit, sa fureur vous surprend, elle vous épouvante. Tout ce que vous concluez du spectacle de ces luttes gigantesques, c’est que si vos systèmes ont reçu de l’expérience un si éclatant démenti, la faute en est, non au système, mais aux choses. Celles-ci ont eu tort, elles auraient dû s’entendre, elles ne l’ont pas voulu. « Au point, dites-vous, où un dernier progrès, garantie et couronnement de tous les autres» devait, par l’établissement d’une constitution nouvelle, compléter la liberté civile et fonder la liberté politique, l’accord nécessaire manque sur les conditions d’un régime à la fois libre et monarchique. » C’est-à-dire que, pour compléter le pouvoir absolu, il ne manquait rien qu’une chose, la liberté civile et politique. Par malheur, le pouvoir absolu et la liberté ne s’entendirent pas, comme ils auraient pu fort bien le faire. On devait croire que le loup produirait l’agneau, il n’en fut rien : la guerre naquit entre eux, contrairement à toutes les prévisions de la science.

Parvenus au dénoûment, c’est-à-dire à la révolution française, notre philosophie se déconcerte. Un si grand événement la trouble ; elle ne nous sert de rien pour le comprendre, ou plutôt tout s’y passe, tout s’y consomme au rebours de ce qu’elle a annoncé, et la seule chose qu’elle puisse dire, c’est que des faits semblables arrivent contrairement à ses lois, que le cataclysme n’entrait pas dans son calcul, que c’est là une sorte de monstre dont les théories ne sont pas tenues de nous rendre compte, et sur cela toute notre philosophie nous quitte dès que le flot monte et que la tempête arrive.

Ainsi toujours flottant du mysticisme au matérialisme, quand nous avons épuisé l’un, nous nous rejetons sur l’autre, et comme