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Avant de m’établir, j’allai faire une visite à ma famille. Combien ma mère fut fière lorsqu’elle vit son fils, le petit paysan, revenir de Boston avec la tournure et les habitudes d’un citadin ! Mon père, quoiqu’il fît tous ses efforts pour cacher ses émotions, partageait tous les sentimens de ma mère. Ses yeux étincelaient d’orgueil lorsqu’il écoutait les éloges que faisaient de moi les anciens du village, qui ne pouvaient cacher leur admiration et pour ainsi dire leur respect pour un jeune homme qui avait reçu les grades universitaires, tant étaient simples encore les mœurs de la Nouvelle-Angleterre il y a trente ans.

Le soir de mon arrivée, on invita la plupart des belles du village pour célébrer ce grand événement, et je n’ai pas besoin de dire que je fus le point de mire de tous les yeux. Ce fut ce soir-là que je me décidai à un des grands événemens de la vie de l’homme, le choix d’une femme. Aucune des jeunes filles qui m’entouraient n’avait pour moi autant d’attraits que Suzanne White, la fille d’un fermier voisin. Suzanne n’était point ce qu’on appellerait dans les villes une belle fille : ses traits n’étaient pas réguliers, et son teint n’était pas pétri de lis et de roses, pour parler le langage des faiseurs de romans ; mais son maintien était plein de pureté et de modestie, une fleur de santé brillait sur sa joue, et ses grands yeux bleus étincelaient de l’éclat du bonheur. Mon cœur fut pris, et trois mois après nous étions mariés.

Je m’établis d’abord à Concord. Mon père et moi-même nous avions pensé que l’habitation d’un médecin devait avoir quelque chose de remarquable et qui fut propre à frapper l’attention. En conséquence les briques furent badigeonnées du rouge le plus écarlate et les jalousies peintes du vert le plus vif. Je pris le plus grand plaisir à faire placer au-dessus de ma porte une large plaque en cuivre avec ces mots : » James B…, médecin, » gravés en lettres énormes et qu’on pouvait voir à cent pas de distance. Je ne pouvais me lasser de sortir pour aller de l’autre côté de la rue admirer le bel effet que faisait cette merveilleuse plaque de métal ; puis je descendais la rue et je me retournais soudain pour voir si cette enseigne faisait sur les passans le même effet que sur moi, et si elle avait exercé sa fascination sur quelque personne en quête d’un médecin.

Pendant quelque temps, nous fûmes heureux moi et ma femme. .Nous vivions d’amour et d’espérance, deux belles choses, mais qui ne sont pas suffisantes pour entretenir longtemps le bonheur de deux époux. Durant plusieurs mois, personne ne vint réclamer mes services, à l’exception d’une vieille dame, qui me fit appeler pour lui arracher une dent et qui m’offrit pour honoraires un quart de dollar. Au bout de quatre mois d’attente, le désespoir commença à s’emparer