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Nos ancêtres, avec l’accent de la nature première, criaient : Malheur aux vaincus! Raffinés et subtils, nous disons au contraire : Heureux les vaincus ! Une telle hâte de tout accorder à la force, de tout sanctifier de ce qui vient d’elle, m’étonne, m’inquiète. Je me demande ce que deviendra ce germe de fatalisme scolastique déposé dans le berceau de notre histoire; mais peut-être ai-je tort. Plus tard sans doute ces maximes seront tempérées et corrigées par d’autres. Voyons donc, et n’anticipons pas.

Je franchis les temps barbares, qui laissent place à des découvertes ethnographiques, à des peintures de mœurs, où le génie de notre siècle s’est exercé avec une admirable pénétration, soit que notre excessif raffinement d’esprit touche à une sorte de barbarie et nous donne le secret de la véritable, soit qu’il appartienne aux temps où la conscience s’altère de mieux comprendre ceux où la conscience n’existe pas encore.

Les vraies difficultés morales ne commencent à poindre que lors- qu’il s’est formé déjà une âme de peuple, c’est-à-dire au XIIe siècle. Ces difficultés apparaissent avec les Vaudois et les Albigeois; ce sont des avant-coureurs des temps modernes. Que dirons-nous de leurs hardiesses ? Ils avaient établi le principe souverain que « chaque homme est prêtre, » et sur cette idée ils avaient fondé des institutions, image ou reflet des constitutions municipales de l’Italie. C’était comme un germe des établissemens qui se sont montrés de nos jours. Cette première ébauche d’une société libre est écrasée; elle périt dans le sang : quel enseignement tirent de là nos théoriciens ? S’attacheront-ils à ce premier essai inculte de liberté, comme des descendans s’attachent à la pensée de leurs pères ? Nullement; sitôt que nous apercevons l’hérésie, nous prenons, je ne sais pourquoi, l’accent de l’inquisition. Dans l’intérêt de la démocratie future, il fallait absolument que cette démocratie prématurée fût extirpée du sol. C’eût été le plus grand des malheurs pour la liberté moderne, s’il fût resté un vestige de cette liberté première. Et sans plus marchander, nous acceptons la nécessité des massacres de Béziers, de Toulouse, la disparition de tout un monde dans le sang, de la même manière que l’église et les scolastiques applaudissaient au massacre des Amalécites et des Moabites pour engraisser la terre promise. « Si la liberté prévalait avant que la foi n’eût donné tous ses fruits, la croissance de l’Europe était incomplète et avortée. Si la tentative municipale et démocratique du midi réussissait, c’était un coup mortel à la féodalité du nord, qui avait en soi l’esprit de mouvement. L’hérésie des Albigeois devait donc être détruite. » Qui dit cela ? Un historien qui prétend aimer la liberté, et dont le livre, destiné au peuple, est en effet devenu populaire.