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Armés d’un fatalisme inexorable, nous foulons aux pieds les souffrances des générations disparues, parce que nous croyons avoir le mot, le secret de ces souffrances dans les droits politiques du citoyen par lesquels notre histoire est couronnée.

A chaque plainte des générations écoulées, nous avons une réponse uniforme : — L’oppression était pesante, sans doute; — la tyrannie était cruelle, nous en convenons; — la conscience et la nature étaient incessamment violées, d’accord; — mais cela était absolument nécessaire pour établir la balance des trois pouvoirs, qui est désormais notre système de gouvernement. Les générations brisées par le pouvoir absolu ont eu le plus grand tort de se plaindre. C’était là une puérilité de petits esprits bourgeois, dont la courte vue n’apercevait pas dans le despotisme qu’ils subissaient les prémices des franchises dont nous jouissons. Mieux avisés, ils auraient vu notre triomphe; ils se seraient réjouis de l’avoir préparé au prix de leur servage.

Ce fatalisme implacable m’a causé toujours, je l’avoue, un embarras que j’avais peine à m’avouer, tant l’entraînement était général : j’aurais voulu y échapper, je ne trouvais pas d’issue. Ces quatorze siècles systématiquement rangés par des mains savantes et qui aboutissaient avec l’impulsion de la nécessité au seuil des institutions parlementaires, c’était là un spectacle imposant. En vain la nature protestait contre les immenses concessions morales qu’il fallait faire à cette réhabilitation de tout le passé. Je reconnais que l’argument tiré de la possession des choses nouvelles avait une force presque irrésistible. Les raisonnemens du monde les plus solides étaient impuissans en présence des résultats contemporains, et quoi qu’il en coûtât d’accepter tant d’audacieuses apologies de la force, il fallait bien se taire quand on montrait pour conséquence le monde renouvelé dans le présent et dans l’avenir. Cependant les conditions qui étaient à elles seules la raison d’être de ces constructions historiques n’existant plus, il me semble, si je ne m’abuse extrêmement, que ces vastes échafaudages apparaissent dans tout ce qu’ils ont d’arbitraire et de hasardeux; qu’il reste un grand appareil de logique sans base, que le talent, l’érudition, la sincérité, la gloire demeurent seuls, que cette métaphysique de l’histoire de France marquera toujours sans doute un noble effort de l’intelligence nationale, mais qu’enfin, il faut bien l’avouer, la vérité réelle en a disparu, et que nous voilà forcés, par des contradictions inattendues, de nous replacer au cœur de la nature humaine. La conscience, surprise et accablée sous le fatalisme, réclame; elle se soulève. On faisait de l’histoire de France une histoire exceptionnelle, régie par une loi particulière, en dehors de tout le monde moral. La vérité reparaît en dépit des systèmes.