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Cette disposition des intelligences n’a eu nulle part des conséquences aussi étranges que dans la manière de comprendre l’histoire, et s’il est des erreurs funestes aux hommes, ce sont précisément celles qui ont trait à la suite entière de leurs annales, car ces erreurs pénètrent jusqu’à la moelle des os; elles tiennent à la substance de notre être. Aussi manque-t-il un chapitre à Bacon dans son dénombrement des préjugés. Spectres, idoles, masques de théâtre, il les a tous nommés, classés, caractérisés; il n’a oublié que les plus obstinés, les plus vivaces, les mieux faits pour donner le vertige, les plus semblables à l’hydre, ceux qu’un peuple puise, comme la vie, dans l’abîme enivrant de son passé.

Dans l’ancienne société, aucun grand esprit ne s’était appliqué à suivre le cours entier de l’histoire de France. Montesquieu avouait que ses cheveux avaient blanchi dans l’étude seule du droit barbare; Voltaire avait cueilli la fleur dans le Siècle de Louis XIV; du reste, nul ne s’était senti le cœur de porter jusqu’au bout le fardeau de l’ancienne France, matière laissée aux érudits. Depuis la révolution, l’histoire de France a changé de face et séduit les plus nobles esprits, qu’elle lassait ou rebutait auparavant. Le passé national a intéressé davantage à mesure qu’on a cru y voir le germe d’un nouvel état libre. On s’est dit : Prenons patience pendant la lente durée du moyen âge« Dans ce servage d’un peuple, voici l’aurore du grand jour qui luit sur nous. Les tentatives des communes avortent, les états-généraux ne forment que des points clair-semés dans un espace trop souvent stérile; mais ces points épars marquent l’ébauche des constitutions parlementaires dans lesquelles se consomme la destinée de la France. — En un mot, pour traverser ces rudes commencemens, on était soutenu par la pensée du but que l’on croyait atteint. La liberté conquise prêtait sa vie même aux temps auxquels elle avait le plus manqué. Sous l’arbre des druides comme sous l’arbre de saint Louis, on faisait remonter un reflet de nos jours.

A cet égard, tous les écrivains étaient dans une situation semblable, d’où il est résulté que leurs diverses théories n’en forment, à véritablement parler, qu’une seule. Ils ont conçu leur système historique sous la royauté constitutionnelle ou pendant les courtes années de la république. A quelque point de vue qu’ils se soient placés, ils ont reflété dans leurs ouvrages l’ordre politique sous lequel ils vivaient. Convaincus que le régime de l’omnipotence parlementaire était la consommation de l’histoire de France, ils ont expliqué les temps antérieurs comme une préparation à cette ère nouvelle. Croyant, ainsi qu’ils le déclarent, avoir sous leurs yeux la fin providentielle du travail des siècles écoulés, tout dans le passé leur a