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Les sceptiques se chargent de relever les scolastiques; les protestans, le catholicisme; les voltairiens, les moines; les libéraux, les despotes. « Il faut tuer l’esprit du XVIIIe siècle, » avait dit M. de Maistre. — Ce n’est pas assez de le tuer, reprennent nos philosophes; nous comptons bien le déshonorer. — Et sur cela chacun se met à l’œuvre. Dans ce travail, une chose est surprenante : c’est l’ensemble, car on ne pourrait rejeter la responsabilité sur personne en particulier. Avec quelle conscience, avec quel sérieux fut partagée entre les hommes de l’avenir la tâche de restaurer le passé, c’est ce qu’un jour on aura peine à croire. Tous semblaient travailler sur un plan convenu par avance, et, quoiqu’ils ne se fussent jamais entendus, rien ne dérangea un moment ce concert de tous les amis de la liberté pour relever, ressusciter ce qu’ils haïssaient le plus.

Si du moins cette magnanimité excessive des hommes nouveaux envers tout ce qu’ils avaient renversé eût été un acte sincère de repentir, s’ils se fussent humiliés comme le barbare, adorant ce qu’ils avaient maudit, maudissant ce qu’ils avaient adoré, — on aurait pu regarder comme une conversion à une vérité méconnue tant de concessions extraordinaires aux idées et aux choses mortes; mais il n’en était point ainsi : le fier Sicambre comptait ne pas courber la tête, même en relevant ce qu’il avait abaissé. L’esprit humain s’imaginait retenir tout ce qu’il avait conquis ou usurpé, et se donner par surcroît les joies de la clémence après la victoire, c’est-à-dire que l’orgueil l’emportait sur la justice. On restaurait le passé pour bien démontrer qu’on ne le craignait pas; on imitait les conquérans qui font gouverner leurs provinces nouvelles par les anciens rois du pays. De même, dans l’ordre moral, les novateurs se plaisaient à ranimer partout les choses mortes, comptant bien qu’il serait plus commode de régner sous leur nom, et que l’on rendrait plus facilement l’avenir tributaire, si on le faisait exploiter par les dominations anciennes. En relevant les ruines qu’il avait amoncelées, l’esprit philosophique croyait s’en faire un escabeau. Du haut de ce trône imaginaire, il sacra de nouveau le moyen âge, comme une sorte de vice-roi qui lui répondait de l’obéissance des temps futurs; mais ce calcul superbe a été trompé. Cette victoire que l’on voulait faire partager même aux vaincus, où est-elle ? Je cherche l’esprit humain, ce premier-né de la raison divine, ce fier dominateur qui rehaussait ses victimes, consolait ceux qu’il avait dépossédés, rendait à tous leurs dépouilles, ne se réservant que la gloire désintéressée de briller d’un inaltérable éclat sur les générations nouvelles. Je cherche cet éclat : je trouve à peine quelques petites lampes errantes, la conscience éteinte presque partout, l’intelligence renversée, et la nuit de l’âme s’étendant de proche en proche sur tout le monde moral.