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cette tâche, elle cesse bientôt de nous peser; notre esprit en devient à la fois plus attentif et plus tranquille, notre vie plus régulière sans effort, et nous avons moins de peine à pratiquer sérieusement les préceptes de notre foi... Mes enfans, croyez-en votre mère, rien dans ce monde ne saurait plus me toucher fortement, sinon ce qui vous touche, et quoique j’aime tendrement vos corps, cependant, si mon cœur ne me trompe pas, vos âmes me sont infiniment plus précieuses. Quand j’ai la moindre crainte que l’un de vous n’ait de mauvais penchans, ou ne s’écarte du droit chemin, ou ne soit pas aussi bon que je le souhaiterais, quelle angoisse s’empare de moi! Je vous en conjure, si vous aimez et respectez la mémoire de votre père, ne nous faites pas courir le risque d’être séparés, lui, vous et moi, dans la vie future... Ici-bas, la plus longue vie est courte, et nul ne sait combien la sienne sera courte... Il n’y a, aux épreuves et aux détresses qui nous attendent, point d’autre soulagement que l’espérance d’une bienheureuse éternité; personne, si ce n’est ceux qui l’ont senti, ne peut savoir à quel point cette espérance calme et adoucit les plus cruels chagrins; quand j’étais près de succomber sous le coup qui m’a frappée, quand je me sens encore si faible et si abattue au souvenir de ce que j’ai perdu, je me recueille, je m’efforce de relever mes pensées, de me rappeler que je quitterai bientôt ce monde pour aller dans un lieu où je verrai le Sauveur qui est mort pour moi, où je reverrai mon bien-aimé et tous mes pieux amis... mes chers enfans, faites en sorte que nous nous retrouvions tous... Vous pouvez jouir des plaisirs innocens de la vie; mais s’ils absorbaient tout votre temps, s’ils vous éloignaient des pensées et des pratiques de la religion, ils deviendraient des péchés... Accomplissez exactement et de cœur vos devoirs envers Dieu; le ciel vous sera assuré, et vos plaisirs sur la terre seront innocens. »

Je ne crois pas qu’on puisse rencontrer une exhortation maternelle plus douce et plus grave, ni où la tendresse inquiète s’allie mieux à la piété fervente. Lady Russell avait raison de recueillir toute sa vertu; elle n’était pas au terme de ses épreuves. Dix ans après le jour où elle avait tenu à ses enfans ce pieux langage, elle était auprès du lit de son fils, devenu le duc de Bedford, et subitement atteint de la petite vérole; de peur de la contagion, on avait éloigné la jeune duchesse de Bedford et ses enfans; la mère restait seule, soutenant le courage et recueillant les dernières paroles de son fils mourant. Il mourut. « Hélas ! mon cher lord Galway, écrivait quelques jours après lady Russell à son cousin Henri de Ruvigny, mon esprit n’est plus que désordre, confusion et stupeur; je me sens incapable de dire ou de faire ce que je devrais. Je ne connaissais pas, avant de le perdre, tout mon amour pour lui. Quand la