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Lady Russell au docteur Fitz-William.

« Woburn, 11 octobre 1685.

« Personne ne doit reconnaître les miséricordes de Dieu plus que moi, pauvre créature, qui ai si impatiemment reçu ses jugemens sans tenir compte de ses grâces. Certes le coup a été des plus rudes; mais à cet affreux moment n’ai-je pas été en droit d’espérer que celui que j’aimais comme mon âme elle-même passait d’une prison à un trône ? N’ai-je pas été rendue capable de renfermer mes propres douleurs pour ne pas accroître les siennes ? Je succombais; mes esprits accablés ont été soutenus par la prompte compassion de tant d’excellens et sages chrétiens qui n’ont cessé de me dire mon devoir, de m’avertir, de me fortifier... Et Dieu m’a conservé jusqu’ici les enfans de mon excellent ami, et il leur a donné des intelligences pleines d’avenir avec des caractères maniables et doux; il a pris soin de ma vie, pour leur bien, j’espère. Moi, qui ne fais plus que languir dans un monde où je ne trouve plus de joie. Dieu m’a affranchie de toute souffrance corporelle à un degré que je n’avais jamais connu. Depuis ce misérable jour, je n’ai pas eu un violent accès de mal de tête, moi qui en étais sans cesse tourmentée. Tout cela me commanderait des actions de grâces auxquelles mon cœur frappé de mort se prête bien peu. C’est là mon infirmité; je la déplore. Celui qui a revêtu notre nature et pris le fardeau de nos misères. Christ m’aidera, j’espère, à en guérir; il connaît la faiblesse de mon âme et la violence de mon chagrin. »


La même au même.

« 11 Juillet 1686.

« Je sais que je suis assommante, et, pardonnez-moi cette impertinence, je sais aussi que vous m’accepterez comme si je ne l’étais pas. Je ne prends cette liberté avec aucun autre, c’est une grande indulgence pour moi-même : je suis sûre que vous trouverez bon que j’en use; j’en ai surtout besoin quand reviennent ces jours funestes où tant de souvenirs cruels et saisissans se pressent dans mon esprit. On peut, je le sais, supporter sans y succomber les plus amères douleurs; mais les supporter sans que le cœur en murmure, c’est là le devoir, et c’est là que je faillis. O mon Dieu! n’en fais pas un crime à ta faible servante; rends-moi reconnaissante de ce que j’ai eu un tel ami à perdre, et contente qu’il ait été relevé de son service ici-bas. Mon cher docteur, c’est là une expression de vous qui me plaît beaucoup. Quand viendra pour moi le jour d’être relevée à mon tour, je ne sais dans quelle disposition il me trouvera; mais je sais que maintenant c’est là ma plus douce et plus consolante pensée. Quand je suis plongée dans une multitude d’idées lugubres et déchirantes, je me relève en me souvenant que cette vie finira bientôt, et que j’en commencerai une meilleure qui ne finira jamais, et dans laquelle nous découvrirons les motifs et le but de ces coups en apparence si sévères dont la Providence nous frappe. Il semble ainsi que je n’aspire qu’à mon dernier jour, et pourtant, si la maladie ou tout autre avant-coureur de notre fin était là, peut-être voudrais-je l’éloigner si je pouvais, tant notre cœur est trompeur et notre foi chancelante. On peut dire avec raison, je crois.