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senté par un Anglais. Tous les succès littéraires de l’Amérique ont leur contre-coup dans la Grande-Bretagne, et c’est à peine si les romans de miss Wetherell et le Lamplighter, dont nous entretenions récemment nos lecteurs, ont trouvé moins d’acheteurs en Angleterre qu’en Amérique.

Parmi l’immense quantité de livres que nous a envoyés récemment la grande république, nous en avons rencontré un qui nous a procuré un plaisir auquel les livres américains ne nous ont pas habitués. Ce livre n’est ni grossièrement brutal, ni subtilement abstrait. Il ne déroule pas en trois ou quatre mortels volumes une fable insipide ; il ne vise pas à la profondeur. La sentimentalité, cette autre plaie de quelques-unes des productions littéraires de l’Amérique, n’y étale pas ses jérémiades et n’y parle pas son jargon prétentieux. Ce sont des esquisses courtes, rapides, saisissantes pour la plupart, des peintures violentes de la réalité, des descriptions de maladies morales incurables ou de malheurs irrémédiables. Le titre dit tout : Réminiscences d’un vieux médecin.

Les misères, les douleurs, les souffrances qu’un médecin est à même d’observer, et que l’accomplissement de ses devoirs le force de contempler, sont d’une nature tout à fait exceptionnelle. Nous croyons avoir une idée du malheur auquel l’être humain est condamné, parce que nous avons vu des mendians dans nos rues, des malades pauvres dans nos hôpitaux, ou que, poussés peut-être par la charité, nous avons veillé auprès du grabat d’un misérable agonisant, donné des vêtemens à un orphelin. Eh bien ! nous ne connaissons, pour ainsi dire, que les élémens de la misère ; nous ne sommes pas parvenus au sommet de cette science sinistre, qui est familière aux médecins plus qu’aux hommes de toute autre profession. Les misères que rencontre un médecin sont toujours exceptionnelles, et c’est là ce qui les rend si terribles ; elles sont exceptionnelles, en ce sens qu’elles sont toujours le résultat d’une combinaison particulière de faits, et qu’elles sortent des lois générales qui régissent le malheur. Ce sont des cas, comme on dit en langage d’école, dans lesquels se combinent d’une manière étrange, inattendue et souvent absurde la nature physique de l’homme et sa nature morale, dans lesquels la liberté et la fatalité interviennent chacune pour sa part, et où les passions, cessant d’être cette flamme spirituelle et active qui nous gouverne en l’absence de la raison, et la plupart du temps en dépit d’elle, s’incarnent dans quelque cancer ou dans quelque pustule. Les misères qu’observe un médecin, aucun autre homme ne les a jamais vues, et celles que rencontre tel docteur ne seront jamais rencontrées par aucun autre de ses confrères. C’est là ce qui rend si curieux pour le philosophe les souvenirs et les récits des