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avec qui, pour pousser sa fortune, il avait contracté une secrète et très familière intimité. On annonça tout à coup à la duchesse que le roi arrivait et qu’il était déjà au haut de l’escalier. Elle cacha précipitamment lord Mordaunt dans un cabinet voisin. Curieux et peut-être un peu jaloux, il regarda par le trou de la serrure, et il vit entrer lord Howard, qui resta et s’entretint longtemps avec le roi, à voix si basse que Mordaunt ne put rien entendre. Mis en liberté par la duchesse de Portsmouth dès qu’elle fut libre elle-même, il sortit en toute hâte, prit un fiacre et se rendit sur-le-champ chez lord Shaftesbury, qu’il informa de ce qu’il avait vu. « En êtes-vous bien sûr ? lui demanda le comte en le regardant fixement. — Parfaitement sûr, répondit Mordaunt. — Eh bien ! mylord, vous êtes un jeune homme d’honneur; vous ne voudriez pas me tromper; si cela est, il faut que je parte ce soir. » Le soir même en effet, Shaftesbury quitta sa maison, se cacha ailleurs dans Londres où, dès le lendemain, l’ordre était donné de l’arrêter, et quelques jours après, s’embarquant à Harwich, il s’enfuit en Hollande, se promettant, chez le prince d’Orange, un asile et un vengeur. Comme chancelier, il avait poussé violemment à la guerre avec la Hollande et répété plus d’une fois : « Il faut que Carthage soit détruite. » A son arrivée à Amsterdam, il fit demander un permis de séjour au bourgmestre, qui lui répondit : « Carthage, non encore détruite, reçoit volontiers le comte de Shaftesbury dans ses murs. »

En même temps que pour lord Shaftesbury, l’ordre avait été donné d’arrêter aussi lord Russell et de l’amener devant le conseil. Le messager porteur de l’ordre se présenta devant la principale porte de sa maison; mais la porte de derrière restait libre, peut-être à dessein. Lord Russell pouvait s’évader; il ne le voulut pas, disant que sa fuite serait un aveu, et qu’il n’avait rien fait qui lui fît redouter la justice de son pays. Pourtant il envoya lady Russell consulter en hâte ses principaux amis; sur les renseignemens qu’elle leur donna de sa part, eux aussi furent d’avis qu’il ne devait pas fuir. Il comparut devant le roi dans son conseil : « On ne vous soupçonne, lui dit Charles, d’aucun dessein contre ma personne; mais j’ai de fortes preuves de vos desseins contre mon gouvernement. » Après un long interrogatoire, lord Russell fut envoyé à la Tour. En y entrant il dit à son valet de chambre, Taunton, qu’il y avait contre lui un parti-pris, et qu’on voulait avoir sa vie, et, Taunton exprimant l’espoir que ses ennemis n’y réussiraient pas : « Ils l’auront, répéta lord Russell; le diable est déchaîné. »

Je n’ai point dessein de raconter ici ce grand et célèbre procès; c’est uniquement la vie intime de lord et de lady Russell, leurs rapports personnels et leurs sentimens mutuels, dans leurs tristes