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préventions, leurs passions, leurs aveuglemens, leurs entraînemens, supérieur à tous par la vertu, semblable à tous par l’état d’esprit et les sentimens. Aussi fut-il bientôt l’homme le plus populaire comme le plus honoré du royaume, et telles étaient, entre lui et le parti national, l’harmonie et la sympathie mutuelles, que rien ne venait éclairer lord Russell sur les fautes de ses anciens amis ni sur les siennes propres, car les avertissemens ne partaient que de ses ennemis, qu’on ne croit jamais.

Lady Russell seule, malgré son amour et sa modestie, concevait des doutes sur la convenance ou des inquiétudes sur les conséquences des démarches de son mari, et elle les lui exprimait avec une franchise aussi ferme que tendre. En politique comme en religion, elle partageait les croyances, les sentimens, les désirs de lord Russell; elle avait comme lui le cœur fier et patriotiquement préoccupé du sort de son pays, mais l’esprit plus juste et plus libre, moins prévenu et plus prévoyant. En mars 1678, au moment où lord Russell se disposait à soutenir, dans la chambre des communes, une motion d’opposition très âpre, il reçut de sa femme, pendant la séance même, ce billet :

«Ma sœur, qui est ici, me dit qu’hier soir elle vous a entendu dire à son mari que vous interviendriez dans l’affaire qui se traite maintenant à la chambre; vous savez ce que je veux dire. Cela m’alarme, et je vous conjure de me dire, en toute vérité, si vous avez dessein de le faire. Si vous le faites, je suis sûre que vous vous en repentirez. Je vous demande encore une fois à savoir la vérité. Il m’est plus pénible, et à ma sœur aussi, de rester dans le doute. Si j’ai auprès de vous quelque influence, je vous prie en grâce de garder le silence dans cette occasion, au moins aujourd’hui. »

Il n’est pas besoin de relire cette lettre pour demeurer convaincu que ce n’était pas la première fois que lady Russell tenait à son mari un tel langage; son insistance à le conjurer de lui dire la vérité contient une douce plainte qu’il la lui eût souvent cachée, et une vive sollicitude sur ce qu’elle n’osait se promettre d’empêcher. Lord Russell fut sans doute frappé de la démarche de sa femme, car il garda soigneusement ce billet, en écrivant de sa main, au bas, l’indication du jour et du lieu où il l’avait reçu. J’incline pourtant à croire qu’il ne suivit pas ce jour-là, ni probablement plus d’une autre fois, l’avis qu’elle lui donnait.

Le jour arriva où le roi, quoique peu enclin à une politique hasardeuse, et le parlement, quoique monarchique et loyal, ne purent plus vivre ensemble. Le parti national demandait à Charles II, en déshéritant son frère, de détruire de ses propres mains la monarchie; Charles demandait au parti national de subir à tout risque un