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rarement, elle se tenait au courant des nouvelles politiques ou mondaines, des affaires de leurs amis, des incidens de société, et les lui mandait promptement, simplement, sans grands frais d’esprit ni aucun dessein de se faire valoir, en personne uniquement attentive à recueillir tout ce qui pouvait l’intéresser ou le divertir. En mai 1672, elle lui écrit de Londres : « Je suis sûre que mon bien-aimé monsieur Russell a voulu me faire un extrême plaisir quand il m’a ordonné de lui écrire aujourd’hui par la poste, quoique nous ne nous soyons séparés que ce matin; il savait bien que rien ne pouvait m’être plus agréable que de voir qu’il ne trouvait pas que ce fût de ma part une impertinence. Je pourrais certainement le craindre, car j’ai passé tout ce long jour sans rien apprendre de nouveau ni qui puisse vous amuser, vous et votre aimable compagnie. Toutes les personnes que je vois sont ou me paraissent bien plus ennuyeuses quand vous n’êtes pas là, et je ne trouve pas du tout que la ville soit animée, même par la victoire que nous venons d’obtenir[1]... On murmure tout bas que les Français ne se sont pas comportés en solides amis. Le mariage du duc d’York est rompu. Cela, ou quelque autre raison, le met de moins bonne humeur qu’à l’ordinaire. On dit que sa princesse est offerte au roi d’Espagne et que notre prince aura la fille du duc d’Elbœuf. Mistress Ogle va épouser Craven Howard, le fils de Tom Howard. Tom Wharton est à la poursuite d’une autre maîtresse, la petite-fille de lady Rochester; mais il a tant de malheur qu’on doute qu’il l’obtienne, quoique la grand’mère soit son intime amie. Le jeune Arundel, le fils de mylord Arundel de Trerice, est très épris de la jeune fille et va partout où elle va. Hier, il guettait, à cheval, le moment où elle sortirait pour prendre l’air; il s’est approché de la voiture. M. Wharton, à cheval aussi, était à côté. Arundel l’a repoussé, et, avançant sa tête dans la portière, a dit à sa belle que nul homme au monde n’oserait se vanter de l’adorer comme lui. M. Wharton, en bon chrétien, a offert l’autre joue, car il n’a pas eu l’air de voir ce qui se passait; mais l’autre a été forcé de s’en aller, et n’a d’ailleurs point d’occasion de la voir ni de lui parler, tandis que Wharton est reçu dans la maison.»

A côté, dirai-je au-dessus de cet amour si vif et si tendre, un autre sentiment, je ne veux pas dire un autre amour, je n’aime pas des mots semblables pour des sens si divers, un autre sentiment régnait dans l’âme de lady Russell et la fortifiait d’avance pour ses jours d’épreuve, pendant ses jours de bonheur. Elle était chrétienne, vraiment chrétienne d’esprit et de cœur, pleine de foi aux dogmes

  1. Le combat naval de Solbay, livré le 26 mai 1672, et dans lequel le duc d’York, soutenu par une escadre française, remporta sur les Hollandais, commandés par Ruyter, un avantage chèrement acheté.