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l’apparition de son bien-aimé chef-d’œuvre, il n’a fait que le compléter, et puis il est mort, épuisé par ce laborieux enfantement.

On sait que le collaborateur de Mozart, Lorenzo da ponte, dont nous avons le premier ici signalé les mémoires intéressans, a raconté avec complaisance tous les détails qui se rattachent à la création de Don Juan. Il résulte des aveux de Da ponte que le sujet de Don Juan était depuis longtemps dans son esprit comme un idéal de sa propre existence, et qu’en s’adressant à Mozart, pour donner la vie éternelle à son poème de prédilection, il n’avait pas seulement apprécié le génie du musicien, mais l’esprit et le caractère de l’homme, son âme simple, élevée et toute remplie de pressentimens religieux. Eh bien! l’auteur du libretto du Freyschütz, Frédéric Kind, a publié également un petit volume que nous avons sous les yeux[1], où il expose avec bonhomie les circonstances de sa vie intime qui l’avaient préparé dès l’enfance à s’occuper d’un pareil sujet. Lorsque Weber lui fut présenté pour la première fois à Dresde dans l’automne de l’année 1816, le poète et le musicien s’entendirent à demi-mot et tombèrent dans les bras l’un de l’autre, comme les deux moitiés errantes d’un âme divine, qui confondent leur essence dans un baiser ineffable.

Weber avait trente et un ans, lorsqu’il fut nommé maître de chapelle du roi de Saxe, au commencement de 1817. Il venait de Prague, où il avait rempli les fonctions de chef d’orchestre depuis 1810. Déjà connu par différentes compositions et surtout par des chants populaires qui étaient devenus des chants et des hymnes patriotiques pendant l’insurrection de l’Allemagne en 1813, la réputation de Weber ne s’élevait pas au-dessus de celle d’un musicien distingué, d’un chef d’orchestre intelligent et d’un homme éclairé. Présenté au poète Kind par un nommé Schmiedl, Weber lui demanda un poème d’opéra. Après différens pourparlers et une certaine résistance de la part de Kind, qui, ne s’étant jamais essayé dans ce genre de travail, craignait de ne pas réussir, le poète dit un jour à Weber en lui montrant un recueil de légendes : « — Il y aurait bien dans ce livre quelque sujet qui pourrait nous convenir, et surtout à vous, qui avez déjà traité le genre de la poésie populaire. — Je lui montrai un recueil de légendes en lui citant particulièrement le Franc Tireur d’Apel. Il le connaissait et fut saisi de la proposition. — Divin, divin ! s’écria Weber avec enthousiasme, et je me mis aussitôt à l’ouvrage. » Kind raconte aussi que dès l’enfance il avait l’imagination remplie de contes fantastiques et de récits merveilleux dont la scène se passait dans les bois, et il prend pour épigraphe de son livre ces deux vers qui en résument l’esprit : « J’aime les bois sombres, la forêt est l’objet auquel j’ai promis un éternel amour. »

Mein Lieb ist die Haide, der Wald ist mein Lieb,
Dem ich mich auf evig zu eigen verschrieb.

Quant à Weber, on peut affirmer que la poésie de la nature, que ce souffle panthéistique qui traverse la littérature allemande depuis le temps de Tacite et les minnesingers du XIIIe siècle jusqu’à nos jours, était le fond même de son âme rêveuse, l’arcane de son génie. Déjà il avait préludé à cette évocation

  1. Freyschütz-Buch (le Livre du Freyschütz), Leipzig, chez Joescher, 1843.