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Brest, par Lorient et Quimper, celle du réseau qui doit relier Clermont à Toulouse, Limoges à Agen, Lyon à Bordeaux, enfin la concession d’une ligne de Nevers à Paris. Ainsi marchent ces travaux, qui vont bientôt envelopper la France, Du reste, l’extension qu’ont prise les chemins de fer ressort du tableau même de leurs produits. Les seize lignes principales des chemins de fer français forment un total de 4,676 kilomètres. Elles ont produit en 1854 196 millions, et ce résultat dépasse de 30 millions celui de 1853. Il y a même cette particularité, que le revenu par kilomètre s’est augmenté d’une année à l’autre. Au même instant se poursuivent sur tous les points, par le concours de tous les capitaux, des travaux du même genre qui vont sillonner l’Europe, rapprocher ses extrémités en effaçant les distances, et multiplier les alimens de l’activité publique en fécondant les industries.

Ce mouvement de tous les intérêts positifs, qui va toujours croissant, et qui mêle en quelque sorte les peuples par tous les rapports de leur commerce et de leur industrie, n’est que l’indice, l’image matérielle de cet autre mouvement qui enlace leurs relations morales, et rapproche sans cesse les intelligences en répandant une civilisation commune. Dans quelle mesure s’opèrent ces échanges permanens d’idées ? quel est leur effet sur l’originalité diverse des esprits et des races ? quel est le cours, quelle est la loi de ces mystérieuses influences intellectuelles qui s’exercent d’une façon invisible et s’étendent partout ? Ce sont là les questions les plus délicates et les plus profondes qui puissent s’élever de notre temps. On a fait une histoire de ce qu’on nommait la littérature française hors de France. Cette littérature se composait de tous les écrivains des derniers siècles qui sont allés vivre en Suisse, en Angleterre, en Hollande, qui y ont porté notre langue, notre esprit, et qui ont été en certains momens comme le lien de ces divers pays avec le nôtre, comme un moyen par lequel le génie de la France a rayonné sur l’Europe. Il y aurait peut-être une autre histoire aussi curieuse : ce serait celle des esprits étrangers qui sont venus vivre dans notre pays, qui ont respiré longtemps dans notre atmosphère morale et intellectuelle sans se dépouiller de leur originalité propre. Ce serait, si l’on veut, l’histoire de la littérature étrangère en France. Le jour où cette histoire se fera, une des premières places sera réservée sans nul doute à M. Henri Heine, qui, en devenant le plus Français de tous les Allemands, n’en est pas moins resté à coup sûr le plus Allemand de tous les Français.

N’est-ce point là le double caractère indélébile de ces œuvres qu’on publie aujourd’hui, et qui, sans être dépaysées dans notre langue, conservent encore néanmoins toute la saveur de leur originalité germanique ? Il a été un jour où M. Henri Heine a cru avoir sérieusement à se plaindre des tableaux de Mme de Staël, qui a eu le mérite, au commencement de ce siècle, d’introduire parmi nous le goût de la littérature allemande, et alors, comme il le dit lui-même, « après avoir cherché à faire connaître la France en Allemagne, » il a voulu « expliquer l’Allemagne aux Français, » ce qu’il a fait en vérité dans son livre de l’Allemagne avec toute sorte de prodiges de verve, de pénétration, d’esprit et d’irrévérence. M. Henri Heine nous a fait entrer surtout dans ce monde de l’hégélianisme, où on devient dieu à peu de frais, et qui présageait de si terribles catastrophes le jour où il ferait irruption dans la réalité. L’Allemagne ressemble un peu à un homme qui se lasserait