Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/836

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mode, au point de vue restreint de la question actuelle, la subvention ne pouvait pas être sérieusement regardée comme entachant de nullité la convention passée avec les concessionnaires du Nord.

Malgré la prise qu’elles offraient à des objections de détail, les critiques dirigées de tant de côtés contre le chemin de la Belgique avaient pourtant un résultat général des plus fâcheux pour le gouvernement. Elles permettaient d’englober plus de monde sous le drapeau de la résistance. Tel que le tracé n’inquiétait pas était ramené sous l’étendard de l’opposition par sa répugnance au mode de la concession directe; tel autre y était conduit par son goût pour l’adjudication ou pour le minimum de la garantie d’intérêt. Le débat aboutissait toujours à cette conclusion, que les études faites n’étaient pas suffisantes, et que les projets n’étaient pas en état d’être utilement examinés. Ainsi motivée, la proposition d’un ajournement devenait offensante pour l’administration : elle l’accusait d’imprévoyance et de précipitation. Le directeur général des ponts et chaussées, M. Legrand, crut la réputation du corps si distingué dont il était pour ainsi dire la personnification — intéressée dans le débat. C’était à tort : les critiques ne s’adressaient pas aux études faites par les ingénieurs des ponts et chaussées, mais à l’usage hâtif et confus que le ministère faisait de ces études.

M. Legrand a exercé une influence prépondérante sur la destinée des chemins de fer durant la monarchie de 1830. Aussi ne suffit-il point de mentionner en passant sa participation aux débats de 1837, en qualité de commissaire du roi : il faut caractériser le système dont il fut l’âme. Partisan déclaré et inflexible de l’exécution par l’état, il avait eu soin d’ailleurs de faire ses réserves pour son idée systématique en disant que, s’il acceptait les compagnies, c’est qu’il ne croyait pas possible de demander au trésor les fonds nécessaires pour l’exécution des voies nouvelles. M. Legrand n’avait pas deviné dès l’abord le succès réservé aux lignes ferrées; il avait eu des doutes sur la possibilité de les introduire dans notre pays. Quand des faits patens eurent triomphé de ces doutes, il n’en resta pas moins hostile à l’exécution par l’industrie privée, et il usa de toute l’influence que lui donnaient et sa position officielle et ses connaissances spéciales pour faire écarter cette combinaison. Fort tenace dans son opinion qu’il avait conçue avec une entière bonne foi, il l’a gardée jusqu’à la fin de sa vie. On a dit qu’en faisant présenter par le ministre des travaux publics, dont il dominait souvent l’initiative, de si nombreux projets de loi en 1837, il avait eu la pensée d’étouffer le système des compagnies sous la pression d’un poids effrayant. Pour notre part, nous n’ajoutons pas foi à cette supposition, et nous avons pour preuve de la sincérité du directeur général des ponts et chaussées la vigueur même avec laquelle il défendit les lignes proposées. Qu’il dût néanmoins se consoler promptement de l’échec essuyé, nous le croyons aisément, puisque cet échec pouvait faciliter l’avènement de son propre système. C’eût été une erreur de croire que le corps des ponts et chaussées était intéressé au triomphe des idées de son chef suprême. Quel que fût le mode adopté, il n’y avait de chemins de fer possibles en France qu’avec le concours des ingénieurs de l’état. L’essentiel pour eux, c’était donc seulement que les chemins fussent entrepris.