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il faut bien avouer qu’une jeune fille jetée dans le lit d’un vieillard a perdu son caractère poétique. Je sais tout ce qu’on peut dire pour l’excuser, pour la glorifier, je comprends tout ce qu’il y a de grandeur dans son abnégation; qu’on me permette pourtant d’affirmer qu’une jeune fille ainsi sacrifiée n’a plus pour le lecteur le même charme qu’une vierge dont la beauté n’a pas été cueillie. Je ne veux pas contester le mérite du dévouement. Toutefois je ne crois pas insulter la morale en disant que Ruth sortant du lit de Booz n’est plus pour les jeunes moissonneurs ce qu’elle était avant de réchauffer les flancs glacés du vieillard. Ce que je dis de Nola, je puis le dire avec une égale justesse de Primel gagnant ses habits de noce à la sueur de son front. La fierté qui lui inspire ce projet mérite à coup sûr notre estime; j’aimerais mieux qu’il mît sa fierté au service d’une meilleure cause, et qu’il gagnât par son travail une femme qui ne lui apporterait en dot que la beauté. On me dira qu’il aime Nola et qu’il se sait aimé. C’est à merveille, et je comprends que l’espérance d’un si digne salaire double sa force et son courage. Je ne puis cependant me défendre d’un sentiment de dédain en songeant qu’il fait une bonne affaire, car Guen-Nola est riche, et sa richesse ne lui vient pas de sa famille. Cette nouvelle Ruth a recueilli l’héritage de Booz. Que le monde s’accommode de ces marchés, qu’il les vante et les applaudisse comme une preuve de sagacité, que les familles s’en arrangent et s’en félicitent, peu m’importe : je me place au point de vue poétique, et je dis, sans crainte d’être démenti, que la donnée choisie par M. Brizeux blesse les sentimens les plus délicats de l’âme humaine. Une femme jeune et belle qui a dormi dans le lit d’un vieillard, un jeune laboureur qui recueille la richesse acquise à ce prix, ne seront jamais des thèmes poétiques dans l’acception la plus élevée. Le poète pourra prodiguer le talent, il ne réussira jamais à changer la nature de ses deux personnages. M. Brizeux n’a rien négligé pour ennoblir la donnée qu’il avait choisie; il n’a pourtant pas réussi à franchir les obstacles semés sur sa route. Nola aux bras de Primel demeure ce qu’elle était au début : elle avait perdu son prestige en épousant le vieux jardinier, elle ne le retrouve pas en livrant sa beauté à son jeune amant.

Ce n’est pas d’ailleurs le seul reproche que mérite ce poème si recommandable, si digne d’éloge à tant d’égards. Les chansons de Primel pêchent trop souvent par un excès de subtilité. On se demande à bon droit comment un laboureur qui gagne ses habits de noce à la sueur de son front peut appeler au secours de sa tendresse tous les artifices de la poésie lyrique, toutes les ruses de l’art le plus consommé. Tous ceux qui ont lu les chants bretons publiés par M. de La Villemarqué comprendront l’équité de cette objection.