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soumettre une objection : ceux qui s’éveillent dans la richesse, qui respirent librement dans l’oisiveté, qui n’ont aucune lutte à soutenir, sont-ils des juges bien compétens dans les questions qui se rattachent au développement des passions ? Je crois pouvoir en douter.

Si le loisir en effet favorise les affections passagères qu’on est convenu de désigner sous le nom de distractions, on ne peut nier qu’il ne contrarie ou plutôt qu’il n’abolisse les affections durables et profondes. Parmi ceux qui n’ont jamais connu la nécessité du travail, qui n’ont jamais nourri la femme préférée du fruit de leurs veilles, il y en a bien peu qui aient aimé, qui puissent aimer sérieusement. C’est pourquoi je récuse leur témoignage, lorsqu’il s’agit d’estimer la vérité morale et la beauté poétique de Marie. Le travail quotidien, le travail sans cesse renaissant, qui soumet l’homme à de si dures épreuves, à de si fréquentes défaillances, donne à toutes ses facultés une délicatesse, une énergie, que les oisifs ignoreront toujours. Pour comprendre la vérité du poème de Marie, il faut absolument se placer dans la condition du poète. Sans la pauvreté, sans les cruelles privations qu’elle impose, auxquelles on se résigne sans peine quand on peut ne songer qu’à soi-même, il est impossible de pénétrer ou même d’entrevoir le mot de cette énigme douloureuse. Abandonner sans combat une femme préférée, faite de candeur et de pureté, digne à toute heure de dévouement et d’abnégation, serait tout simplement une lâcheté que le poète le plus habile ne saurait réhabiliter; mais renoncer au bonheur rêvé en vue même de la femme aimée, chercher et trouver dans le sacrifice absolu du bonheur personnel une manière nouvelle de témoigner son affection, voilà ce que comprendront sans effort les âmes délicates éprouvées par le travail et la pauvreté, ce que les oisifs ne comprendront jamais. Or, sans vouloir affirmer que je possède la solution vraie, je pense qu’on peut expliquer ainsi le poème de Marie. L’amant de la jeune villageoise ne peut lui apporter en dot que la pauvreté et l’espérance d’une gloire lointaine. Elle ne connaît que la langue de l’Armorique et ne conçoit pas le bonheur sans l’ombre et le murmure des bois, sans le soleil des champs, sans l’écume de la mer et la solitude des grèves. L’emmener dans la grande ville sans pouvoir lui offrir en dédommagement une vie exempte de soucis, serait-ce vraiment l’aimer ? Le poète ne le croit pas, et tous les juges désintéressés se rangeront à son avis. C’est là, si je ne m’abuse, le sens vrai du poème de Marie. Si l’amant de la jeune villageoise, qui a mis en elle toute sa joie et ne connaît pas de femme plus digne d’amour, n’essaie pas de la retenir et la laisse entre les bras d’un jeune fermier sans rien tenter pour défendre son trésor, c’est qu’il espère la voir plus heureuse à l’ombre du courtil. Ne l’accusez pas de faiblesse, de