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l’enfant fut lancé en l’air et reçu sur la pointe d’une pique. Une horrible boisson, composée de rhum, de poudre et de sang, servait de rafraîchissement à cette bande de démons, qui se livra sur les cadavres amoncelés aux mutilations les plus criminelles. Canot, qui fut témoin de cette scène, n’eut pas le courage de la contempler jusqu’à la fin. Il fut contraint de se retirer, en proie à une horreur très explicable, après avoir vu la femme du chef vaincu empalée vivante et les cannibales envelopper précieusement dans des feuilles de bananier les restes de leur orgie, pour les envoyer en présens à leurs pareils et amis du désert et de la forêt, d’où ils étaient sortis eux-mêmes.

Certes voilà du pittoresque, de l’énergique, de l’émouvant ! Voilà des réalités qui laissent bien loin derrière elles les imaginations les plus dépravées des romanciers et des poètes ! Quelles scènes à retracer pour un écrivain coloriste à outrance ! Quelle superbe occasion de décrire les paysages plantureux au milieu desquels s’accomplissent ces crimes, les rivières regorgeant de monstres, les forêts fourmillantes de reptiles, les déserts asile de bêtes féroces moins sanguinaires que l’homme ! Quel pays que celui où tous les rêves criminels ne sont que de plates, vulgaires et habituelles réalités, où le meurtre est un divertissement, un jeu, une action naturelle, sanctionnée par le temps et la tradition ! Mais, encore une fois, quand donc plaira-t-il à Dieu de délivrer le monde de ces mœurs par trop pittoresques ?

Depuis six mille ans, le monde existe, et depuis six mille ans les mêmes scènes se répètent dans cette Afrique, qui n’a pour toute histoire que des crimes monotones toujours semblables. Les mêmes atrocités que Canot a contemplées se passaient à l’époque où les patriarches faisaient paître leurs troupeaux dans les plaines de l’Arabie et de la Judée. Les peuples les plus immobiles ont subi des révolutions innombrables, le monde fataliste de l’Asie a été remué jusque dans ses fondemens ; l’Afrique n’a ressenti aucune secousse. Trois grandes religions ont passé sur le monde, l’Afrique n’en a rien su. Protégé dans ses instincts féroces par un climat aussi meurtrier que son âme, par des déserts inaccessibles, par des fleuves pestilentiels, l’Africain s’est livré sans contrainte à ses goûts dépravés et à sa bestialité sanglante. Ce n’est que depuis quelques années à peine que ce monde commence à être entamé. L’islamisme, qui tombe partout en dissolution, commence seulement à y fleurir. De temps à autre, quelques volées de coups de feu d’un navire européen ou américain apprennent aux habitans de la côte que l’heure suprême de cette tranquillité séculaire sonnera bientôt. L’Afrique est le dernier asile de la couleur locale et des mœurs pittoresques. Que les poètes qui ont des loisirs se liaient de la chanter pendant qu’il en est temps