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en l’honneur de son infâme cadavre. Un jeune garçon et une jeune fille furent décapités sur son tombeau. Trois hommes furent en outre offerts en sacrifice pour apaiser ses mânes avides de sang. Ses funérailles, commencées en mai, dit un témoin oculaire, n’étaient pas encore terminées en octobre. Ce misérable, rebut de la nature humaine, mériterait de vivre dans l’histoire comme un des plus grands criminels qui aient déshonoré la terre. Heureusement il avait pris pour théâtre de ses exploits le royaume du Dahomey, il choisissait ses victimes dans la race la plus abjecte du monde et ses dupes dans l’écume de la société civilisée.

Bien différent par sa naissance et son caractère était le tout-puissant trafiquant de Gallihas, don Pedro Blanco, auprès duquel la fortune et le hasard conduisirent un moment Théodore Canot. Celui-ci était une véritable putréfaction d’une race patricienne. L’orgueil caractéristique de sa nation était toujours le mobile de ses cruautés. Une fois il avait tué un matelot qui avait osé lui demander du feu de son cigare. Une autre fois il avait ajusté un nègre coupable de lui avoir refusé la complaisance pour laquelle il avait mis à mort le matelot. Il faisait fouetter de verges tous les domestiques qui osaient s’aventurer sur le seuil de son harem. Cependant, sa générosité était proverbiale, et il rendait aux nègres eux-mêmes une justice impitoyable, mais après tout équitable. Du reste, toujours Castillan et catholique malgré sa vie abandonnée au vice et au crime, don Pedro était capable de réciter ses prières en latin sans trébucher sur un seul mot. Tel était ce roi de la traite, dont la destinée ultérieure nous est inconnue, et qui peut-être vit encore en ce moment dans quelque villa somptueuse de la Suisse ou de l’Allemagne. Homme bien fait, par le mélange de vices et de qualités qui le caractérisait, pour être autre chose qu’un simple marchand d’esclaves, c’est un aventurier taillé de la sorte qu’il faudrait pour forcer à la civilisation les tribus africaines. Un aventurier capable d’être en Europe un bon colonel de zouaves ou de corps francs ferait certainement un excellent empereur du Dahomey ou du Soudan, et don Pedro Blanco était un tel homme.

L’âge mûr de Théodore Canot ne fut pas aussi heureux que sa jeunesse. Les années de la restauration avaient été pour lui des années de bonheur et de prospérité : deux ou trois fois il avait fait fortune ; mais à partir de cette époque il ne lui fut plus possible, malgré tous ses efforts, de se relever. Pris par un navire français, condamné à la prison par les autorités du Sénégal, envoyé en France, à Brest, où il fit connaissance avec des voleurs philosophes qui avaient trop lu M. de Balzac, il revint en Afrique, et, sous les auspices de don Pedro Blanco, essaya de fonder divers établissemens. Prisonnier des Russes, prisonnier des Anglais, dupe des naturels du pays, il perdit