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le besoin de se venger sur quelqu’un, il se choisit pour victime et expia convenablement, par un suicide absurde, une vie misérable et déshonorée. Sa mort fut le prétexte de réjouissances et de divertissemens. On enterra le corps à l’ombre d’un bosquet africain, et comme aucun livre de prières anglicanes ne se trouvait sous sa main, le catholique Canot se souvint fort à propos de son Pater et de son Ave Maria, et dépêcha avec ces prières élémentaires l’âme d’Ormond vers les royaumes du diable. Aussitôt que Canot eut achevé, un pandémonium commença. Un dîner monstre fut préparé et dévoré par le peuple du mongo, dans la demeure où celui-ci avait régné si longtemps, et cette maison, théâtre de ses orgies solitaires, retentit des cris et des chants de la colonie tout entière. Après ces noces de Gamache, une petite guerre, conduite selon les règles de la tactique nègre, commença ; puis à cette représentation succédèrent les danses, et l’orgie continua ainsi jusqu’à ce que le rhum fut épuisé et que les forces des joyeux convives les eurent complètement abandonnés.

Cependant ce pauvre Ormond, coupable seulement d’imbécillité et de bestialité, ne pouvait être comparé avec certains trafiquans que notre aventurier eut l’occasion de fréquenter dans ses voyages. Le señor da Souza, mulâtre natif de Rio-Janeiro, célèbre parmi les populations du Dahomey sous le nom de Cha-Cha, le dépassait de beaucoup. Tout jeune, il avait déserté le service militaire de son pays ; mais dès qu’il eut touché le sol de l’Afrique, une carrière inattendue s’était ouverte devant lui. Souza avait abordé à sa terre promise. C’était un de ces êtres pour qui la civilisation est un insupportable fardeau, qui ne sont à l’aise qu’au sein des pratiques barbares qui favorisent leurs instincts féroces et des superstitions qui se prêtent à leurs passions cruelles. La sauvagerie semblait son élément naturel. Dans le fait, elle fournissait à ses penchans plus de satisfactions que n’eût jamais pu le faire la société civilisée la plus décrépite et la plus infâme. Sa demeure était encombrée d’un luxe barbare. Des vins exquis remplissaient ses caves, des mets délicats et étrangers à l’Afrique lui étaient envoyés de Paris et de Londres ; les plus belles femmes du pays étaient autant de proies pour son harem. Lorsqu’il sortait, il était escorté à la manière d’un roi du moyen âge et d’un triomphateur romain. Un fou se tenait à ses côtés, et derrière lui des chanteurs faisaient retentir l’air des louanges du féroce nabab. Sa demeure était à la fois un bazar d’esclaves, un lieu de prostitution et une maison de jeu. Tant pis pour les riches marchands qui se laissaient prendre à ses grossières amorces ! Ils revenaient plumés, ivres et contens. Cette remarquable incarnation de la bestialité humaine est morte en l’année 1849. Des funérailles somptueuses, à la façon du Dahomey, furent celébrées