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qui le fait ressembler moitié à un spectre et moitié à un sorcier, et, sous cet accoutrement calculé pour augmenter l’effroi et le respect de ses imbéciles coreligionnaires, parcourt les rues de la ville. La victime, le plus souvent choisie d’avance, est toujours la plus belle fille du pays ; mais, afin d’inspirer une terreur plus grande encore, le juju fait semblant de la chercher longtemps, entre dans une maison, puis dans une autre, commet quelquefois un meurtre de propos délibéré, et répand ainsi une panique universelle. Enfin la victime est saisie, enlevée et cachée. Il est interdit aux parens de pousser un soupir, de verser une larme et de ne pas être satisfaits du sort réservé à leur fille. Deux jours se passent ; le troisième, la victime, qui n’est plus vierge, est conduite sur les bords d’un fleuve, dans un état de parfaite nudité, par le grand-prêtre, qui doit la décoler en présence du roi. On l’enveloppe alors d’un long voile, on lui attache les pieds et les mains ; le grand-prêtre lève les bras au ciel comme pour appeler sur le peuple la bénédiction de je ne sais quelle sotte divinité, et la tête de la jeune fille roule dans le fleuve. Voilà quelques traits des mœurs africaines. Franchement nous comprenons les anathèmes que l’honnête de Foë poussait à chaque instant contre l’anthropophagie et la superstition ; nous ne sommes point du tout porté à trouver ridicules les lamentations des missionnaires qui s’indignent contre de telles horreurs, et nous avouons que s’il nous citait absolument prouvé que l’esclavage est nécessaire pour y mettre un terme, nous trouverions parfaitement légitimes tous les coups de fouet qui se sont distribués et se distribueront encore du Maryland à Rio-Janeiro.

Revenons en Sénégambie, où Canot, de retour de son voyage dans l’intérieur, est prêt à lancer à la mer une superbe cargaison. Une occasion magnifique venait de se présenter. Un navire négrier français, commandé par le capitaine Brûlot, se chargeait des sujets d’Ali-Mami. Ormoud et Canot ouvrirent des négociations avec le capitaine, un bon vivant très gai, très français, ainsi qu’on va le voir, qui invita poliment les deux marchands d’esclaves à venir déjeuner à bord. Les mets étaient excellens, les vins meilleurs encore, et les convives enchantés, lorsque tout à coup quatre hommes, se dressant comme par enchantement derrière Ormond et Canot, leur mirent en un clin d’œil les fers aux pieds et aux mains. Alors le capitaine, s’approchant du mongo lui demanda s’il se rappelait une certaine fourberie commise au détriment de son frère, qui, quelques années auparavant, avait laissé à sa garde deux cents esclaves, qu’il avait par deux fois refusé de rendre. En vérité, la conduite de ce négrier français ne nous déplaît point ; elle met bien en lumière une des manières de résistance du caractère national. À coquin coquin et demi,