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groupe, indiquant par ses signes la minute où tous les nègres doivent à la fois prendre une portion égale du plat. Les bouchées sont ainsi comptées à chacun, et tous les appétits soumis au même niveau. Quelquefois un nègre refuse de manger, alors on stimule son appétit au moyen du fouet. Par manière de distraction, on leur permet de fumer ; mais comme on ne peut fournir une pipe à chaque esclave, des mousses parcourent les rangs avec des pipes allumées, permettent à chaque esclave de tirer un nombre fixe de bouffées, et passent à un autre. La régularité la plus mécanique règne à bord du navire négrier. Trois fois par semaine on fait rincer la bouche aux noirs avec du vinaigre, afin d’éviter le scorbut. Une fois par semaine, on les rase et on leur coupe les ongles. Cette dernière précaution n’est pas seulement une mesure de propreté, elle a aussi pour but d’empêcher que les nègres endommagent leur peau d’ébène dans ces batailles nocturnes si fréquentes, où les malheureux se disputent un pouce de la planche étroite sur laquelle ils sont couchés. De temps à autre, dans les beaux jours, on leur permet de se réunir sur le pont et de divertir l’équipage par le spectacle de leurs danses nationales. On met rarement les fers aux esclaves, au moins lorsqu’ils sont de Bénin ou d’Angola, douces populations peu portées à la révolte, et qui n’ont pas la férocité et les passions belliqueuses des populations du Cap ou de certaines parties de la côte d’Or ! Certes ce régime n’a rien d’inhumain, et il serait parfait s’il s’agissait de bœufs ou de moutons !

Canot se défit très avantageusement de sa cargaison à Cuba, où, comme on sait, l’Angleterre surveille activement le commerce de la traite. Cependant, malgré toute sa surveillance et malgré les conventions, Cuba est encore un des pays où la traite se fait avec le moins de scrupules. Il ne se passe guère d’années où les représentans de l’Angleterre n’aient quelques démêlés avec les autorités espagnoles, souvent même le capitaine-général a été soupçonné d’avoir laissé s’opérer le débarquement moyennant quelques rouleaux de louis et quelques menus cadeaux pour son secrétaire. L’an dernier encore, des démêlés de cette nature éclatèrent à La Havane, et firent un moment diversion aux mauvaises chicanes des États-Unis. Mais revenons à l’Afrique et à l’heureux capitaine Théodore Canot, qui est en train de devenir un puissant mongo, et dont les chefs nègres commencent à rechercher l’alliance.

Le prince Yungee en particulier lui proposa sa propre fille en mariage. Canot recula. La vie africaine ne l’avait pas encore assez bestialisé, et il restait accessible à ce sentiment tout européen, la crainte du ridicule. Son associé, Edward Joseph, moins scrupuleux, prit sa place, et le mariage fut célébré selon les rites africains. Le