Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

- Ingentes. Ce grand édifice restait ainsi pendant et interrompu, lorsque enfin, l’anatomie particulière ayant suffisamment étendu son domaine, les modernes purent continuer Aristote et naturellement le dépasser.

C’est un fait bien digne d’attention que cette infécondité temporaire des aperçus les plus étendus, des suggestions les plus heureuses, des pénétrations les plus avancées, quand le moment n’en est pas venu. On s’imaginerait à tort qu’il est permis à des génies vigoureux d’intervertir l’ordre des temps, par exemple à Aristote d’inaugurer le règne de l’anatomie comparée dans une époque où l’anatomie particulière en était aux rudimens. Il est encore un autre exemple fameux, c’est celui de la rotation de la terre. Plusieurs savans dans l’antiquité avaient bien conçu que ce n’était pas le soleil et son immense cortège d’étoiles qui devaient tourner autour de notre globe : mais cette conception avait beau être la vérité, les preuves avaient beau être possibles, un épais rideau les cachait encore aux yeux même les plus perçans, et il fallait tout un ensemble de découvertes mathématiques, astronomiques, physiques, pour que ce grand fait naturel, triomphant du témoignage rebelle des sens, fût reçu par les intelligences. Peu à peu néanmoins, comme une vaste marée, monte la connaissance positive, rejoignant ce qui était trop avancé, raccordant ce qui était sans accord, et les générations témoins de ces grandes fortunes d’idées délaissées ou oubliées s’étonnent que ceux qui en furent les contemporains aient été assez peu clairvoyans pour laisser passer entre leurs doigts des vérités si palpables. C’est là qu’éclate dans tout son jour, dans toute sa force, le principe de la connexion historique, qui fait tout marcher pas à pas, ne permettant point que même les aperceptions des génies sagaces aient aucun effet prématuré.

Ce fut dans l’école d’Alexandrie que se poursuivit le travail d’investigation directe. Les rois d’Égypte, tout vicieux que furent plusieurs d’entre eux, n’en restèrent pas moins fidèles à l’esprit d’Alexandre et de son compagnon, le premier Lagide ; ils protégèrent les lettres et les sciences, et si Alexandrie ne rivalisa pas avec Athènes pour ces chefs-d’œuvre, produits d’une veine et d’un âge que rien ne put rappeler, elle eut dans cette maturité scientifique de la Grèce une place prééminente et une influence profonde sur les destinées de la civilisation. Là, l’anatomie prit un essor singulier, laissant bien loin derrière soi les essais des Démocrite et des Hippocrate. Les rois, se mettant au-dessus des préjugés contemporains, autorisèrent la dissection des corps humains. On assure même que les deux anatomistes qui ont dans cette école le principal renom, Érasistrate et Hérophile, allèrent jusqu’à porter une main cruelle et impie sur des criminels