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Il y a bien encore le monde des sauvages, les peaux rouges d’Amérique, les naturels de l’Australie ; mais ces excentriques enfans de la nature sont soumis à la domination de la plus réaliste et de la moins poétique des races. Les Anglo-Saxons refoulent de plus en plus dans des déserts, qui bientôt n’existeront plus eux-mêmes, ces débris de races enfantines ou décrépites. Avec le désert, qui se rétrécit de jour en jour et se transforme en terres labourables et en prairies, s’évanouira son habitant naturel, le sauvage. Ils ne sont plus, les temps où les aventureux colons français chassaient la bête fauve avec l’enfant des bois du Canada ou des savanes de la Louisiane. La race moins sociable d’orgueilleux marchands qui s’est établie sur le continent américain, de la Nouvelle-Ecosse aux frontières du Mexique, repousse cette fraternisation indulgente et étourdie avec une race inférieure. Elle n’a pas plus d’égards pour le sauvage que pour le désert. Ses lois et ses mœurs le rejettent, sa religion le condamne, ses aventuriers le traquent et le tuent. Encore un deuil à porter pour les amis du pittoresque, et ce ne sera point le dernier !

Rien de tout cela n’est bien regrettable. Les pleurnicheries artistiques n’ont jamais excité beaucoup nos sympathies. Le monde ne perd rien en perdant tous ces débris monstrueux de civilisations décrépites ou de races condamnées. Il y a plus, ce n’est que de notre temps qu’on s’est avisé de trouver ces excentricités humaines nécessaires aux arts et a la poésie ; ce n’est que de nos jours que les peintres et les poètes se sont tournés vers l’Orient et l’Afrique, et qu’ils se sont mis à regretter la perte de toutes les anomalies exceptionnelles de nos vieilles civilisations. Est-ce que les arts ont jamais été autre chose que l’expression de la vie nationale et des sentimens universels de l’humanité ? Les grands poètes d’autrefois ont-ils jamais songé à l’Orient ou à l’Afrique ? Ces pays lointains et inconnus étaient-ils pour eux autre chose qu’une terre vague et flottante, pleine de fantômes et de rêves ? Qu’exprimaient les peintres italiens, sinon la vie idéale de l’Italie ? Qu’exprimèrent les peintres espagnols, sinon le fanatisme catholique ? Qu’exprimèrent ceux de la Hollande, sinon la vie de famille et les sentimens protestans ? Ils n’attachaient aucun prix à des mœurs qui n’étaient pas les leurs, et ne cherchaient pas à comprendre des sentimens qui ne faisaient pas battre leurs cœurs. Les horizons de l’Italie, les paysages de l’Angleterre, les ménages de la Hollande leur suffisaient. Ils se croyaient poétiques et pittoresques, ils n’allaient pas chercher la poésie dans quelque faquir stupide, dans quelque sachem radoteur, dans quelque négresse difforme, ou dans quelque derviche abruti. Ils n’auraient point donné leurs femmes pour toutes les Circassiennes du sérail, et leurs enfans leur semblaient plus beaux que les petits singes malpropres qui font