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si c’est une classification artificielle, on doit chercher si elle est la meilleure et la plus simple de toutes, si elle peut conduire à des résultats nouveaux, et du moment où elle ne satisfait pas à ces deux conditions, elle ne mérite pas d’être conservée. Les théories dans les sciences doivent expliquer tous les faits connus, conduire à des découvertes nouvelles, et, dès qu’elles sont stériles, il faut les rejeter et les oublier sans scrupule.

La théorie que M. Laurent propose n’est pas elle-même à l’abri de toute objection, et on ne saurait l’admettre sans mot dire. La chimie du reste n’offre peut-être pas des matériaux assez nombreux pour qu’une telle révolution puisse être établie, et on ne peut exiger d’un seul chimiste assez de recherches et d’expériences pour renverser l’œuvre de tant d’années et y substituer une théorie inattaquable. L’auteur d’abord me parait avoir avec raison renoncé à changer la nomenclature. Le catalogue des corps de la chimie a presque dépassé aujourd’hui celui que les astronomes ont dressé pour les étoiles, et dans l’état actuel leurs noms, quoique la plupart du temps empiriques, paraissent devoir être conservés. On arrive bien vite à des mots fort compliqués, lorsque l’on veut, par la dénomination, donner une indication sur la formule et les propriétés des composés. M. Laurent avait imaginé un système qui parait fort simple, et cependant, après avoir trouvé les mots d’éthène, de chorétase, d’ethtum, etc., il a obtenu par les mêmes règles ceux de amachloréphémusique, sulféchlorindilum, etc., qui, pour n’être pas beaucoup plus compliqués que ceux de oxifluorure tungstico-ammonique, hypersulfo-molybdate potassique, etc., qu’emploie la chimie minérale, n’ont pas beaucoup de chances d’être adoptés. Pour montrer la difficulté d’une telle entreprise, il nous suffit de citer une nomenclature inventée par M. Gmelin, qui proposait des noms comme alan, afen, atolak, patakplalek, targan-atun, etc., et une autre d’un chimiste anglais, M. Griffins, qui, voulant exprimer dans le nom des corps le nombre de leurs atomes, est arrivé à des mots barbares tels que kalialintriasulinte-traoxinocla aquindodeca, baliborintriflurintetra aqui, etc. Ces divers essais sont décourageans, et on en est réduit à conserver l’ancienne nomenclature, tout en ayant soin de ne pas lui donner plus de signification qu’elle ne doit en avoir, et qu’elle n’en avait dans l’esprit de ses auteurs. Quant à la théorie même de M. Laurent, elle est séduisante, elle explique tous les faits connus, et a conduit l’auteur à de brillantes découvertes ; mais la vraisemblance et même l’utilité ne sont pas des preuves. Il ne faut pas démontrer seulement que la théorie est possible, il faut établir aussi qu’elle est nécessaire, et entre ces deux termes il y a un abîme qu’on n’a pas encore franchi. Le livre tout entier de M. Laurent est employé à exposer et à démontrer cette théorie. Il suppose le dualisme connu, et il en remarque brièvement